L’indépendance de la police, la police militaire et le projet de loi C‑41

(La traduction de ce rapport a été vérifiée par la Commission et non par l’auteur)

Préparé par :
le professeur Kent RoachNote de bas de page *
Université de Toronto
Le 14 janvier 2011

Table des matières

Résumé

Le présent document traite des dispositions du projet de loi C‑41 à la lumière des concepts de l’indépendance de la police reconnus par la Cour suprême du Canada dans R. c. Campbell et Shirose (1999) et adaptés au contexte particulier de la police militaire. L’auteur conclut que l’indépendance de la police militaire pour enquêter tant sur les infractions prévues au Code criminel que sur celles du Code de discipline militaire devrait être reconnue comme élément fondamental du principe constitutionnel non écrit associé à la primauté du droit, même si la police militaire, à l’instar de la police civile, n’est pas toujours en mesure de porter des accusations de son propre chef. L’auteur conclut également que les paragraphes 18.5(1) et (2) proposés dans le projet de loi C‑41, qui reconnaissent le rôle de surveillance générale du vice‑chef d’état major de la Défense (VCEMD) à l’endroit du grand prévôt des Forces canadiennes (GPFC) et qui permettent au premier de donner au second des instructions et des lignes directrices générales publiquement accessibles, vont de pair avec l’équilibre à atteindre entre l’indépendance et l’obligation de rendre compte de la police militaire, l’orientation politique et les responsabilités liées à la gestion générale du commandement. Cependant, l’auteur exprime aussi l’avis que le paragraphe 18.5(3) proposé va à l’encontre des concepts fondamentaux de l’indépendance de la police qui ont été reconnus dans Campbell et Shirose, puisqu’il permettrait au VCEMD de donner des instructions et des lignes directrices dans des cas spécifiques, ce qui pourrait entraver les enquêtes de la police militaire. Il souligne également que cette disposition serait incompatible avec le cadre de reddition de comptes établi en 1998 par le VCEMD et le GPFC et que, si elle était promulguée, elle pourrait donner lieu à plusieurs contestations judiciaires.

Introduction

Le concept de l’indépendance de la police par rapport au gouvernement est complexe et fait appel à un exercice qui a été décrit comme un « équilibre délicat »Note de bas de page 1. D’une part, le principe de la primauté du droit ne serait pas respecté si n’importe qui disait à un agent de police qu’il doit ou ne doit pas enquêter sur une personne en particulier ou porter des accusations contre elle. Ce type de décision relève de la police et l’ingérence de cette nature aurait pour effet de discréditer l’administration de la justice. D’autre part, à l’instar d’autres acteurs du gouvernement, la police doit être tenue de répondre de ses actes devant des supérieurs et, en dernier ressort, devant les ministres responsables et, par leur entremise, devant la population. Une indépendance absolue « créerait le risque d’un autre type d’État policier, où la police n’aurait de comptes à rendre à personne »Note de bas de page 2. L’indépendance de la police lors de chacune des enquêtes qu’elle mène revêt une importance vitale, mais il en va de même de la capacité du gouvernement de fournir des directives d’orientation générale à la police et de répondre de la conduite de celle-ci.

Bien que l’indépendance de la police représente, dans le meilleur des cas, un sujet complexe et épineux, son application à la police militaire soulève des difficultés encore plus grandes. Cette complexité ressort d’ailleurs de l’expression « police militaire ». En effet, les membres de la police militaire sont des agents de police. Ils sont reconnus à titre d’agents de la paix à l’article 2 du Code criminel et appliquent celui-ci sur les propriétés appartenant au ministère de la Défense nationale. Ils sont également de plus en plus reconnus dans la Loi sur la défense nationale comme membres d’un organe de police autonome au sein de l’armée. En revanche, la police militaire fait partie des forces armées et est donc visée par les concepts de la chaîne de commandement au même titre que les autres membres de celle-ci. Un équilibre délicat doit être atteint et conservé entre les fonctions d’application de la loi et les fonctions militaires de la police militaireNote de bas de page 3. L’enquête sur la Somalie a révélé à quel point le principe de la primauté du droit peut être mis à mal lorsque les aspects liés aux opérations militaires et à la chaîne de commandement de la police militaire l’emportent sur ses fonctions d’application de la loi. Il est cependant indéniable que l’indépendance absolue de la police militaire par rapport à la chaîne de commandement irait à l’encontre de son statut d’organe des forces armées.

La police militaire a évolué depuis l’enquête sur la Somalie et cherche à accroître son indépendance en ce qui a trait à l’important rôle qu’elle doit jouer en matière d’application de la loi. Même si la plupart des policiers militaires demeurent sous le contrôle des commandants en poste dans les bases et les escadres, ils relèvent du grand prévôt des Forces canadiennes (GPFC) pour ce qui est des aspects techniques et réglementaires. En 1998, le GPFC et le VCEMD ont signé un important cadre de reddition de comptes qui permet à celui-ci d’exercer des fonctions gestionnelles à l’endroit de la police militaire, pourvu qu’il ne s’ingère pas dans les enquêtes individuelles. Les modifications apportées en 1998 à la Loi sur la défense nationaleNote de bas de page 4 ont également eu pour effet de reconnaître l’importance de l’indépendance de la police militaire en permettant aux membres de celle‑ci de déposer auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM), qui venait alors d’être créée, des plaintes d’ingérence dans les enquêtes par d’autres membres des forces armées. La CPPM a examiné un certain nombre de ces plaintes et il y a de plus en plus tendance à reconnaître l’importance de veiller à ce que la chaîne de commandement autre que celle de la police militaire s’abstienne de s’ingérer dans les enquêtes de celle-ci.

Le projet de loi C‑41 vise à donner suite aux recommandations du juge Antonio Lamer, ancien juge en chef du Canada aujourd’hui décédéNote de bas de page 5, en accordant une reconnaissance législative à la fonction du GPFC. Compte tenu de l’idée selon laquelle la police militaire devrait jouir d’un certain degré d’indépendance par rapport à la structure de commandement, l’article 18.3 proposé dans le projet de loi C‑41 énonce que le GPFC occupe son poste à titre inamovible pour un mandat maximal de quatre ans, qu’il ne peut être révoqué que sur recommandation d’un comité d’enquête établi par règlement et qu’il est responsable de l’établissement des « normes professionnelles et de formation applicables aux policiers militaires et de l’assurance du respect de ces normes »Note de bas de page 6.

Par ailleurs, étant donné que la police militaire n’est pas autonome par rapport à la structure de commandement, les paragraphes 18.5(1) et (2) proposés prévoient que le GPFC exerce ses fonctions « sous la direction générale » du VCEMD, lequel peut établir des « lignes directrices » ou donner des « instructions générales » au GPFC, qui veille à les rendre accessibles au public. Cependant, le paragraphe 18.5(3) est plus problématique en ce qui a trait à l’indépendance de la police militaire en matière d’enquête, parce qu’il permet au VCEMD d’« établir des lignes directrices ou donner des instructions par écrit à l’égard d’une enquête en particulier », sans l’obliger à rendre publiques ces lignes directrices et instructions. La question qui se pose est de savoir si ces dispositions proposées permettent d’atteindre le meilleur équilibre qui soit entre les exigences liées à l’indépendance de la police militaire en matière d’application de la loi et l’obligation de rendre compte de la police militaire au sein de la structure de commandement.

La première partie du présent document traite du concept de l’indépendance de la police. L’auteur commente brièvement les origines jurisprudentielles du concept et la reconnaissance de celui-ci par différentes commissions d’enquête au Canada. Il s’attarde ensuite à la reconnaissance de l’indépendance de la police dans le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu en 1999 dans R. c. Campbell et ShiroseNote de bas de page 7, notamment à la mesure dans laquelle ce concept a été constitutionnalisé au Canada. Comme nous le verrons, il s’agit là d’un sujet complexe qui soulève des questions concernant le statut précis des principes constitutionnels non écrits ainsi que la portée de l’article 7 de la Charte et de la doctrine de l’abus de procédure.

Dans la deuxième partie, il est question de l’évolution de l’indépendance de la police au regard de la police militaire. Dans ce contexte, l’auteur aborde le rôle de la police militaire à la lumière de l’examen qui en a été fait lors de l’enquête sur la Somalie et dans deux rapports connexes d’un groupe de travail dirigé par le défunt juge en chef Brian Dickson. L’auteur explore les distinctions pouvant être établies entre les allégations d’indépendance de la police pour ce qui est de l’application du Code criminel sur les propriétés du ministère de la Défense nationale et de l’application du Code de discipline militaire à l’encontre des membres des Forces canadiennes, tout en commentant les fréquents chevauchements entre les infractions prévues dans les deux codes et les incidences de ces chevauchements sur l’indépendance de la police militaire. L’auteur se demande en outre si une dichotomie selon que les membres de la police militaire appliquent le Code criminel ou le Code de discipline militaire est justifiée ou défendable en ce qui a trait à l’indépendance de la police.

Dans la troisième partie du document, l’auteur s’interroge sur la mesure dans laquelle le projet de loi C‑41 est compatible avec le principe de l’indépendance de la police qui a été reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose et modifié pour tenir compte des fonctions distinctes qui incombent aux policiers militaires comme membres des forces armées et agents chargés de l’application de la loi. Il explore brièvement les concepts intégrés dans les paragraphes 18.5(1) et (2) du projet de loi C‑41, notamment la surveillance générale du GPFC par le VCEMD, et l’idée de rendre publiquement accessibles les lignes directrices ou instructions que le second donne au premier. L’examen porte cependant essentiellement sur le paragraphe 18.5(3), qui prévoit que le VCEMD peut établir des lignes directrices ou donner des instructions à l’égard d’une enquête en particulier, mais que ces lignes directrices ou instructions ne seront pas nécessairement rendues publiques. L’auteur se demande si le paragraphe 18.5(3) va à l’encontre des concepts fondamentaux de l’indépendance de la police qui ont été reconnus dans l’arrêt Campbell et Shirose et tente de déterminer les conséquences pouvant découler de ces violations possibles. Il présente enfin des suggestions visant à réformer le projet de loi C‑41 afin de mieux concilier les valeurs opposées de l’indépendance de la police militaire dans le cadre de l’application de la loi et l’obligation de celle-ci de rendre des comptes à la chaîne de commandement.

I. L’indépendance de la police

L’indépendance de la police est un concept constitutionnel évolutif et quelque peu controversé. En 2000, Philip Stenning a conclu que la notion de l’indépendance de la police, y compris ses incidences pratiques, [traduction] « est loin d’être claire ou de faire l’objet d’un consensus chez les politiciens, les hauts dirigeants de la GRC, les juristes, dont les membres de la Cour suprême du Canada, les commissions d’enquête, les universitaires ou d’autres commentateurs... »Note de bas de page 8. Dans un autre document, j’ai suggéré que la jurisprudence semble appuyer quatre modèles très différents de relations entre la police et le gouvernement allant de l’indépendance complète de la police à la surveillance de celle-ci par le gouvernement et comprenant également la reconnaissance de l’indépendance fondamentale de la police en ce qui a trait aux décisions liées à l’application de la loi et des services de police démocratiques fondés sur les directives publiées du gouvernementNote de bas de page 9.

Avant le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu en 1999 dans R. c. Campbell et Shirose, nombreux sont ceux qui auraient soutenu que l’indépendance de la police était, au mieux, une convention constitutionnelle fondée sur la pratique et les principes. Les conventions constitutionnelles sont le plus souvent perçues comme des conventions reposant sur la sagesse, les principes et la pratique qui restreignent l’exercice des pouvoirs accordés par la loi et sont appliquées par les acteurs constitutionnels concernés, sans supplanter les pouvoirs légaux ni les invaliderNote de bas de page 10. Cependant, après l’arrêt Campbell, l’indépendance de la police a été reconnue à titre de principe constitutionnel que les tribunaux peuvent appliquer de façon plus directe. Comme nous le verrons plus loin, dans l’arrêt Campbell, la Cour suprême a restreint la portée de la disposition de la Loi sur la GRC énonçant que la police agit sous la direction du ministre, du moins en ce qui a trait aux principales fonctions d’enquête, comme la décision de mener une enquête et de porter des accusations. Il est de plus en plus admis au Canada que le concept de l’indépendance de la police a pour effet de protéger les agents de police de l’ingérence dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait aux enquêtes et au dépôt d’accusations. Au même moment, le débat s’intensifie autour des aspects périphériques de l’indépendance de la police, surtout pour ce qui est de la capacité des gouvernements de donner des directives d’orientation à la police.

Ex Parte Blackburn

L’origine de la doctrine moderne de l’indépendance de la police est généralement reliée à une décision anglaise rendue en 1968, soit l’arrêt Ex Parte Blackburn, où Lord Denning a formulé les remarques suivantes, souvent citées depuis :

[traduction] Je n’ai toutefois aucune hésitation à conclure que, comme tous les policiers du pays, il [le commissaire de police] devrait être indépendant de l’exécutif, et qu’il l’est effectivement. Il n’est pas soumis aux ordres du Secrétaire d’État, à l’exception du fait que, en vertu de la Police Act 1964, ce dernier peut lui demander de produire un rapport et de quitter ses fonctions dans l’intérêt de la bonne administration. Je considère qu’il est du devoir du commissaire de police, et de tout chef de police, de faire respecter les lois du pays. Il doit affecter ses hommes de manière à résoudre les crimes pour que les honnêtes citoyens puissent vaquer à leurs occupations en paix. Il doit décider si des suspects seront poursuivis ou non; et, s’il le faut, porter des accusations ou faire en sorte qu’elles soient portées; mais, dans tout cela, il n’est le serviteur de personne, sauf de la loi elle‑même. Aucun ministre de la Couronne ne peut lui ordonner de surveiller ou de ne pas surveiller tel endroit, ou lui ordonner de poursuivre ou de ne pas poursuivre une personne. Aucune autorité policière ne peut non plus lui donner un tel ordre. C’est à lui qu’il incombe de faire respecter la loi. Il est redevable envers la loi, et seulement envers elleNote de bas de page 11.

Lord Denning s’est fondé sur quelques décisions britanniques rendues en matière de responsabilité civile pour souligner l’importance de l’indépendance de la police par rapport au gouvernement. Dans une affaire de responsabilité civile de 1902, la Cour suprême du Canada avait décidé de la même façon que [traduction] « les policiers ne peuvent aucunement être considérés comme des mandataires ou des fonctionnaires de la ville. Leurs fonctions sont publiques par nature... Le dépistage et l’arrestation des auteurs d’infractions, le maintien de la paix publique, l’exécution des lois ainsi que les autres fonctions similaires conférées aux policiers découlent de la loi et ne proviennent pas de la cité ou de la ville qui les a nommés »Note de bas de page 12. Ces affaires ne concernaient pas le principe constitutionnel général, mais plutôt la proposition restreinte selon laquelle [traduction] « aucune relation commettant-préposé n’existe entre les constables et leurs employeurs selon le sens plutôt spécial donné à cette expression dans le droit des délits civils »Note de bas de page 13.

Les commissions d’enquête et la reconnaissance de l’indépendance de la police

Quelques commissions d’enquête se sont penchées sur le concept de l’indépendance de la police. La Commission McDonald a adopté une conception assez restrictive de l’indépendance de la police et a conclu comme suit :

Le ministre ne devrait avoir aucun droit de donner des directives en ce qui concerne l’exercice des pouvoirs de la GRC de faire enquête, de procéder à des arrestations et d’intenter des poursuites dans des cas particuliers. C’est à cet égard seulement qu’il y a lieu d’appliquer à la GRC la doctrine énoncée dans Ex parte BlackburnNote de bas de page 14.

La Commission McDonald a conclu que les ministres responsables devraient avoir le pouvoir de se faire conseiller et de formuler des commentaires sur un vaste éventail d’activités policières, y compris les aspects traditionnellement considérés comme des « opérations » policières. Ce rôle des ministres reposerait, selon la Commission, sur des principes démocratiques :

Nous tenons pour axiomatique que la police dans un État démocratique ne doit jamais se placer au-dessus de la loi. Tout comme notre constitution assujettit les Forces armées à l’autorité civile, les forces policières doivent obéir aux gouvernements qui, eux-mêmes, sont responsables envers des corps législatifs élus par le peupleNote de bas de page 15.

La Commission a rejeté toute distinction entre les « politiques » et les « opérations » par laquelle le fonctionnement quotidien du service de sécurité échapperait à la surveillance ministérielle. Elle a conclu que le ministre responsable devrait avoir le droit « de veiller à ce que toute question opérationnelle qui soulève une importante question d’intérêt public, même si elle concerne un cas particulier, soit portée à son attention. Il peut alors aider le commissaire [GRC] de ses conseils et lui exprimer l’avis du gouvernement sur la question, mais il ne doit pas avoir le pouvoir de lui donner des directives... »Note de bas de page 16.

L’approche de la Commission McDonald a suscité certaines critiques. La Commission d’enquête sur Ipperwash s’est demandé si le ministre pouvait guider la police sur des aspects opérationnels soulevant des questions de politique sans donner de directives, du moins en apparenceNote de bas de page 17. En revanche, la Commission d’enquête sur Air India a semblé appuyer davantage l’approche de la Commission McDonald lorsqu’elle a affirmé ce qui suit : « Il serait irréaliste d’empêcher le gouvernement de faire connaître sa position à la police dans des affaires de sécurité nationale ». Cependant, la Commission n’a pas proposé que le conseiller à la sécurité nationale du premier ministre puisse guider la police lorsqu’elle a souligné que « les réformes que propose la présente Commission ne prévoient pas que le CSN donne des ‘conseils’ ou des ‘instructions’ à la police, mais simplement des informations »Note de bas de page 18. Les différences d’approche subtiles entre ces deux récentes commissions montrent que des doutes importants persistent au sujet des limites extérieures de l’indépendance de la police en ce qui concerne les directives et conseils émanant du gouvernement, notamment lorsque les sujets traités peuvent donner lieu à des questions concrètes devant être tranchées dans le contexte d’un cas précis. Néanmoins, le principe de base de l’indépendance de la police est de plus en plus admis. Même la Commission McDonald a accepté ce principe en affirmant que le ministre ne devrait pas être en mesure de diriger l’exercice des pouvoirs d’enquête, d’arrestation ou de poursuite.

En 1989, la Commission royale sur les poursuites intentées contre Donald Marshal fils a conclu que [traduction] « le principe de l’indépendance de la police sous-entend le droit de celle-ci de décider s’il y a lieu d’ouvrir une enquête ». La police devrait être disposée à porter des accusations dans les cas pertinents, même s’il est évident que le procureur général refusera de poursuivre l’affaire. De l’avis de la Commission, cette approche [traduction] « assure la protection de l’indépendance de la police qui est reconnue en common law et permet de contrôler l’exercice du pouvoir de la Couronne ». La Commission a conclu que la GRC [traduction] « n’avait pas rempli son obligation de faire montre d’indépendance et d’impartialité » au cours de son enquête concernant deux ministres du cabinet de la Nouvelle‑ÉcosseNote de bas de page 19. En refusant de mener une enquête sans l’autorisation du ministère du Procureur général, la GRC a [traduction] « manqué à ses devoirs et n’a pas respecté le principe de l’indépendance de la police. Ce manquement traduit l’existence d’une double norme en ce qui concerne l’administration du droit criminel, alimente la perception quant à l’existence d’un système de justice à deux vitesses et mine la confiance du public à l’endroit de l’intégrité du système »Note de bas de page 20.

Dans son rapport intérimaire sur les plaintes découlant de la conférence APEC, le juge Hughes a formulé les propositions suivantes au sujet de l’indépendance de la police :

La première proposition que le juge Hughes a articulée va de pair avec les propositions de la Commission McDonald et de la Commission Marshal. Ces propositions appuient l’indépendance de la police en ce qui concerne les fonctions d’application de la loi, c’est-à-dire les enquêtes, les arrestations et le dépôt d’accusations.

La Commission Arar a conclu pour sa part que les limites de la doctrine de l’indépendance de la police continuent d’évoluer, mais que « son sens profond est clair : le gouvernement ne doit pas diriger les enquêtes de la police et les décisions en matière d’application de la loi au sens d’ordonner à la police d’enquêter sur une personne donnée, de l’arrêter ou de porter des accusations contre elle, ou d’éviter de le faire ». La Commission a ensuite affirmé que la justification de la doctrine se trouvait dans la nécessité de respecter la primauté du droit, car « si le gouvernement pouvait ordonner à la police de faire enquête ou de ne pas faire enquête sur des personnes données, le Canada pourrait prendre la voie des États policiers où le gouvernement peut utiliser la police pour nuire à ses ennemis et protéger ses amis... »Note de bas de page 22.

La Commission d’enquête sur Ipperwash a également reconnu qu’il était devenu évident, surtout depuis l’arrêt Campbell et Shirose, que « le gouvernement ne devrait pas donner de directives à la police au sujet de décisions précises en matière d’application de la loi, y compris les personnes qui devraient faire l’objet d’une enquête, quelles personnes devraient être arrêtées ou quelles personnes devraient être accusées, et à quel moment »Note de bas de page 23. Elle a recommandé que le législateur de l’Ontario modifie sa Loi sur les services policiers afin de préciser que le ministre ne devrait pas avoir le pouvoir de donner des instructions concernant les décisions en matière d’application de la loi qui sont prises dans des cas particuliersNote de bas de page 24. La Commission d’enquête sur Air India a proposé de la même façon que, une fois que le CSN a transmis les informations à la GRC, « il n’a pas de rôle à jouer dans l’enquête. C’est une question qui relève de la police. La GRC est obligée de par ses fonctions de mener l’enquête indépendamment de toute influence externe ». Au même moment, le CSN devrait être en mesure « de communiquer avec la GRC au sujet de la politique générale, de la résolution des différends ou de toutes questions liées à l’efficacité des opérations... »Note de bas de page 25.

L’arrêt Campbell et Shirose

Le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu en 1999 dans Campbell et Shirose concernait deux personnes, Campbell et Shirose, qui avaient été accusées d’infractions liées à la drogue par suite d’une opération policière de vente surveillée dans le cadre de laquelle des agents de la GRC leur avaient vendu de la drogue. La Couronne a tenté de défendre la conduite de la police en soutenant que les policiers faisaient partie de l’État ou étaient des mandataires de l’État et que, à ce titre, ils bénéficiaient de la protection offerte par l’immunité d’intérêt public de l’État. Le juge Binnie, qui a rédigé le jugement unanime de la Cour suprême du Canada, a rejeté cet argument de façon péremptoire :

La tentative du ministère public d’assimiler la GRC à l’État pour des fins d’immunité dénote une conception erronée de la relation entre la police et la branche exécutive du gouvernement lorsque les policiers exercent des activités liées à l’exécution de la loi. Un policier qui enquête sur un crime n’agit ni en tant que fonctionnaire ni en tant que mandataire de qui que ce soit. Il occupe une charge publique qui a été définie à l’origine par la common law et qui a été établie par la suite dans différentes loisNote de bas de page 26.

De l’avis de la Cour, les policiers « accomplissent une multitude de tâches en plus des enquêtes criminelles... Certaines de ces tâches créent des liens plus étroits avec l’État que d’autres ». Néanmoins, la Cour a souligné que « le présent pourvoi ne soulève toutefois que la question du statut d’un agent de la GRC agissant dans le cadre d’une enquête criminelle et, à cet égard, la police n’est pas sous le contrôle de la branche exécutive du gouvernement »Note de bas de page 27. La Cour a ajouté que ce principe était « à la base de la primauté du droit, qui constitue l’un des ‘principes constitutionnels directeurs fondamentaux’ »Note de bas de page 28.

La doctrine de l’indépendance de la police qui a été reconnue dans l’arrêt Campbell et Shirose semble restreindre la portée de l’article 5 de la Loi sur la GRC, qui prévoit que le commissaire de la GRC a pleine autorité sur celle-ci, « sous la direction du [ministre]. Le juge Binnie a donné les explications suivantes :

Bien qu’à certaines fins, le Commissaire de la GRC rende compte au Solliciteur général, il ne faut pas le considérer comme un préposé ou un mandataire du gouvernement lorsqu’il effectue des enquêtes criminelles. Le Commissaire n’est soumis à aucune directive politique. Comme tout autre agent de police dans la même situation, il est redevable devant la loi et, sans aucun doute, devant sa conscienceNote de bas de page 29.

L’arrêt Campell et Shirose a donné une vigueur renouvelée à la doctrine de l’indépendance de la police du gouvernement en ce qui a trait aux questions liées à l’application de la loi, mais l’étendue précise de cette nouvelle protection demeure floue.

La Cour suprême du Canada a mentionné en toutes lettres que le principe de l’indépendance de la police ne s’appliquera pas à toutes les fonctions de celle-ci, mais qu’il s’appliquera lorsqu’elle effectue des « enquêtes criminelles ». Dans son rapport intérimaire sur les plaintes découlant de la Conférence APEC, le juge Hughes a formulé les commentaires suivants au sujet de l’arrêt Campbell : « En ce qui a trait aux enquêtes criminelles et à l’application de la loi en général, l’arrêt Campbell affirme sans ambiguïté que, en dépit de l’article 5 de la Loi sur la GRC, la GRC est complètement indépendante de l’exécutif. L’étendue de l’indépendance de la police dans d’autres situations demeure incertaine »Note de bas de page 30.

Bien que la Cour suprême du Canada se soit fondée sur l’arrêt Ex parte Blackburn et sur les décisions qui y sont invoquées en matière de responsabilité civile, elle a défini la portée de l’indépendance de la police d’une façon plus restreinte qui couvrait uniquement les enquêtes criminelles et non les questions de politique touchant la police. Au même moment, la Cour suprême n’a pas tenté de définir les limites du principe de l’indépendance de la police. Même dans le cas des enquêtes criminelles, il est peu probable que le principe de l’indépendance de la police articulé dans l’arrêt Campbell soit absolu. Même s’il est probablement loisible à la police d’ouvrir des enquêtes à son gré, un nombre croissant d’infractions criminelles, y compris la propagande haineuse et le terrorisme, nécessitent le consentement du procureur général avant l’introduction de poursuitesNote de bas de page 31. Ces restrictions touchant l’indépendance de la police visent à protéger des valeurs importantes, notamment la modération dans le recours au droit criminel, et sont manifestement autorisées par la loi.

En ce qui concerne la plupart des enquêtes criminelles, l’arrêt Campbell permet de dire que les agents de police sont indépendants de l’exécutif et ne devraient pas recevoir de leur ministre des directives les enjoignant d’ouvrir une enquête criminelle ou d’y mettre fin, de procéder à une arrestation, de porter des accusations ou de s’abstenir de le faire.

Le statut constitutionnel de l’indépendance de la police

Dans l’arrêt Campbell et Shirose, la Cour suprême du Canada a souligné que le principe de l’indépendance de la police découlait du principe constitutionnel de la primauté du droit, lequel met l’accent sur l’importance d’appliquer le droit de manière impartiale à toutes les personnes, notamment celles qui détiennent des pouvoirs gouvernementaux. Effectivement, le jugement soulève la possibilité que les tribunaux reconnaissent l’indépendance de la police à titre de facette du principe constitutionnel non écrit qu’est la primauté du droit.

L’indépendance de la police en tant que principe constitutionnel non écrit fondé sur la primauté du droit

Selon l’arrêt Campbell, le principe de l’indépendance de la police découle du principe constitutionnel qu’est la primauté du droit, ce qui soulève la question du statut des principes constitutionnels en droit canadien. Avant une série de récentes décisions, les questions relatives à la Constitution canadienne étaient traditionnellement classées en deux catégories : les questions relevant du droit constitutionnel et celles qui concernent une convention constitutionnelle. Le droit constitutionnel englobe le cadre juridique constitutionnel de base du Canada, par exemple, la Loi constitutionnelle de 1867 et la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 énonce que « la Constitution du Canada est la loi suprême du Canada » et qu’elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Les conventions constitutionnelles sont habituellement perçues comme des principes qui restreignent la façon dont les acteurs constitutionnels exercent les pouvoirs accordés par la loi, mais qui n’autorisent pas les tribunaux à invalider des pouvoirs d’origine législative clairsNote de bas de page 32. Ainsi, les principes constitutionnels se situeraient apparemment entre les règles constitutionnelles, qui sont manifestement prépondérantes, et les conventions constitutionnelles, qui sont fondées sur des impératifs politiques et moraux.

Le jugement Campbell et Shirose a été rendu dans la foulée de décisions antérieures dans lesquelles la Cour suprême du Canada avait invoqué des principes constitutionnels non écrits pour conclure que les gouvernements ne devraient pas négocier les salaires avec la magistrature afin de respecter le principe non écrit de l’indépendance judiciaire et que les principes constitutionnels non écrits du fédéralisme, des droits des minorités et de la démocratie devraient guider toute décision concernant la sécession du Québec du Canada. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de 1997, la Cour suprême a conclu que « les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Charte ne codifient pas de manière exhaustive la protection de l’indépendance de la magistrature au Canada »Note de bas de page 33. Malgré la forte dissidence exprimée par le juge LaForest, la Cour suprême a jugé que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 constituait une source de principes juridiques opposables et formulé les remarques suivantes, qui sont très pertinentes quant à l’indépendance de la police :

En faisant mention d’« une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni », le préambule souligne la nature de l’ordre juridique qui encadre et soutient la société canadienne. Cet ordre, comme l’a dit notre Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la p. 749, est « un ordre réel de droit positif », idée qui est englobée dans la notion de primauté du droit. Dans cet arrêt, notre Cour a explicitement invoqué le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 pour déclarer que la primauté du droit était un principe fondamental de la Constitution canadienne. La primauté du droit a amené la Cour à déclarer temporairement valides les lois du Manitoba, qui étaient par ailleurs inconstitutionnelles puisqu’elles avaient été édictées en anglais seulement, en violation de la Loi de 1870 sur le Manitoba. La Cour a conçu cette réparation novatrice, malgré les termes exprès de le (sic) par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 selon lesquels les lois inconstitutionnelles sont « inopérantes », disposition qui semble indiquer que toute déclaration d’invalidité ne peut avoir qu’un effet immédiat. La Cour a agi ainsi afin de ne pas « prive[r] le Manitoba de son ordre sur le plan juridique et cause[r] un manquement au principe de la primauté du droit » (p. 753). Le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba est donc un autre exemple de la manière dont notre Cour a donné un effet juridique aux principes fondamentaux exprimés dans le préambuleNote de bas de page 34.

Le principe de la primauté du droit a donc un statut constitutionnel qui pourrait appuyer temporairement les lois inconstitutionnelles, même s’il est prévu en toutes lettres au paragraphe 52(1) que celles-ci sont inopérantes. Il appuie également le concept de l’indépendance judiciaire.

En 1998, la Cour suprême a souligné, dans l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, que « des principes constitutionnels sous-jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles... qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante... »Note de bas de page 35. Au même moment, la Cour suprême n’a pas précisé, dans ce renvoi, que les tribunaux devraient appliquer les principes constitutionnels non écrits; ces principes devraient plutôt guider les acteurs politiques, puisqu’ils négocieraient à la lumière d’un vote clair au Québec en faveur de la sécession.

Plus récemment, la Cour suprême s’est montrée moins empressée à reconnaître et à appliquer les principes constitutionnels non écrits, y compris ceux qui sont fondés sur la primauté du droit. En 2005, elle a rejeté l’idée selon laquelle une loi prospective qui ne ciblait pas des personnes juridiques en particulier était un principe constitutionnel : « dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous-tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale »Note de bas de page 36. Un des éléments clés de ce jugement résidait dans le fait que l’on demandait à la Cour suprême de donner effet à une interprétation du principe de la primauté du droit qui allait au-delà du texte de la Charte et de l’appliquer aux mesures prises par la législature élue.

En 2007, dans l’arrêt Colombie-Britannique c. ChristieNote de bas de page 37, la Cour suprême a appliqué à nouveau le texte plus restreint de la Charte plutôt que de reconnaître que le principe de la primauté du droit englobait l’accès aux services juridiques. Dans cet arrêt, elle a rejeté l’idée selon laquelle l’accès général aux services juridiques était un principe constitutionnel non écrit qui faisait partie du principe de la primauté du droit et a défini comme suit les éléments de ce dernier principe :

La primauté du droit est un principe fondateur. Notre Cour y a vu [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142) qui « sont à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70). La primauté du droit est reconnue expressément dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982; elle est aussi reconnue implicitement à l’article premier de la Charte, aux termes duquel les droits et libertés énoncés dans la Charte « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». De plus, comme notre Cour l’a reconnu dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750, elle est inhérente au concept même de constitution.

La primauté du droit recouvre au moins trois principes. Le premier, c’est que « le droit est au‑dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 748. Suivant le deuxième, « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif » : ibid., p. 749. Enfin, selon le troisième principe, « les rapports entre l’État et les individus doivent être régis par le droit »Note de bas de page 38.

L’indépendance de la police pourrait être considérée comme un principe fondé sur le principe constitutionnel non écrit qu’est la primauté du droit, parce que l’ingérence dans une enquête policière signifierait que la loi n’a pas priorité à l’endroit de tous, y compris les fonctionnaires gouvernementaux, et que la relation fondamentale entre la personne et l’État est réglementée non pas par la loi, mais par le pouvoir et les fantaisies de ceux qui s’immiscent dans ces enquêtes. Dans des cas extrêmes, comme celui de la Somalie, le refus de permettre à la police militaire d’enquêter sur des allégations de crime grave pourrait même être perçu comme une décision susceptible d’engendrer une situation d’anarchie sans « ordre normatif ».

À mon avis, les tribunaux considéreraient probablement l’indépendance de la police comme un principe constitutionnel non écrit pour les raisons suivantes :

  1. l’arrêt Campbell et Shirose constitue un précédent valableNote de bas de page 39;
  2. le principe de l’indépendance de la police serait appliqué à l’encontre des tentatives non autorisées, discrétionnaires et arbitrairesNote de bas de page 40, voire illégales, de l’exécutif de s’ingérer dans les enquêtes policières et non à l’encontre des lois adoptées de façon démocratiqueNote de bas de page 41;
  3. l’indépendance de la police en tant que principe constitutionnel non écrit n’est pas incompatible avec le texte écrit de la Constitution et, comme nous le verrons plus loin, pourrait être considérée comme un principe de justice fondamentale visé par l’article 7 de la Charte ou être invoquée dans le cadre du pouvoir discrétionnaire résiduel des juges de suspendre des procédures à titre d’abus de procédure.

En résumé, il y a tout lieu de croire que, par suite de l’arrêt Campbell et Shirose, les tribunaux pourraient considérer le concept de l’indépendance de la police dans les enquêtes criminelles comme un principe constitutionnel non écrit découlant du principe de la primauté du droit.

Cependant, certains facteurs d’ordre pragmatique pourraient inciter les tribunaux à refuser d’appliquer ce principe constitutionnel non écrit de façon à invalider des dispositions législatives semblables au paragraphe 18.5(3) proposé dans le projet de loi C‑41. D’abord, les tribunaux n’ont pas invoqué de principes constitutionnels non écrits pour invalider un texte législatif. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de 1997, la Cour suprême du Canada s’est fondée sur les principes constitutionnels non écrits pour affirmer que les commissions devraient être disponibles pour formuler des recommandations au sujet de la rémunération des juges, mais c’est l’alinéa 11d) de la Charte qu’elle a invoqué pour invalider les dispositions législatives en cause.

De plus, certaines dispositions du Code criminel exigent que le procureur général consente au dépôt de procédures relatives à certaines infractions, comme celles qui sont liées à la propagande haineuse ou au terrorisme. L’arrêt Campbell et Shirose ne donne nullement à penser que la validité de ces dispositions est douteuse. Les commissions d’enquête nommées dans les affaires Arar et Air India reconnaissent toutes les deux que l’indépendance de la police a été restreinte par les dispositions législatives subordonnant le dépôt d’accusations de terrorisme au consentement du procureur général. Personne n’a affirmé sérieusement que la doctrine de l’indépendance de la police, fondée sur le principe constitutionnel de la primauté du droit, peut avoir préséance sur ces exigences législatives claires. Il importe également de préciser que ces dispositions législatives s’appliquent dans tous les cas où des accusations particulières sont envisagées. Dans chacun de ces cas, les procureurs généraux doivent prendre des décisions, mais ils possèdent également leur propre statut constitutionnel à titre de conseillers juridiques de la Couronne.

Il est donc possible de définir le principe de l’indépendance de la police que les tribunaux seront vraisemblablement enclins à appliquer comme un principe interdisant les ingérences arbitraires et discrétionnaires dans les enquêtes policières. Ce principe ne permettra pas d’invalider les dispositions législatives édictées de manière démocratique, comme celles qui exigent que les procureurs généraux consentent au dépôt d’accusations, mais uniquement les tentatives arbitraires et discrétionnaires d’entraver le déroulement des enquêtes policières, surtout les décisions d’ouvrir ou de poursuivre une enquête et de procéder à une arrestation, ou de s’abstenir de le faire.

L’indépendance de la police comme principe de justice fondamentale

Les poursuites qui seraient intentées par suite de l’ingérence indue dans les enquêtes policières porteraient atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont protégés par l’article 7 de la Charte. Les tribunaux pourraient également décider qu’une enquête criminelle bâclée ou tronquée en raison de l’ingérence indue dans les travaux de la police donne lieu à une atteinte injustifiée à la sécurité de la personne, qui se voit privée arbitrairement des avantages de ladite enquête, en plus de subir peut-être un stress grave provoqué par l’État.

Pour qu’un principe soit considéré comme un principe de justice fondamentale, les trois critères suivants doivent être établis : 1) il doit s’agir d’un principe juridique, 2) le principe doit être généralement reconnu comme un principe essentiel au bon fonctionnement du système de justice et 3) il doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelleNote de bas de page 42.

Bien que la Cour suprême ait rejeté le principe du préjudice et celui de l’intérêt supérieur de l’enfant à titre de principes de justice fondamentale, elle pourrait décider que le principe de l’indépendance de la police en matière d’application de la loi qui a été reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose est un principe de justice fondamentale. Il s’agit d’un principe juridique fondé sur des préoccupations qui sont liées à la primauté du droit et qui peuvent se comparer à des questions de politique plus controversées. Il est également généralement reconnu, depuis l’arrêt Blackburn et les travaux de la Commission McDonald, y compris les récentes enquêtes fédérales menées dans les affaires Arar et Air India, que l’indépendance de la police en ce qui a trait au pouvoir discrétionnaire de décider, dans le cadre de l’application de la loi, s’il y a lieu de mener une enquête, de procéder à une arrestation ou de porter des accusations fait partie intégrante de tout système de droit équitable. Enfin, il appert de jugements comme l’arrêt Campbell et Shirose qu’il est possible de définir l’indépendance de la police avec précision pour ce qui est de l’ingérence non autorisée dans les décisions susmentionnées que la police est appelée à prendre.

En revanche, il se pourrait que les tribunaux soient réticents à reconnaître l’indépendance de la police en tant que principe de justice fondamentale pour des raisons pragmatiques liées aux dispositions législatives exigeant fréquemment que le procureur général ou le poursuivant consente au dépôt des accusations relatives à certaines infractions de nature délicate, comme la propagande haineuse et le terrorisme, ainsi qu’aux accords administratifs qui ont été conclus dans certaines administrations et qui prévoient que les poursuivants doivent approuver les accusations dans le cadre d’un processus de vérification avant l’inculpation. Les tribunaux craindront peut-être que la reconnaissance de l’indépendance de la police au titre de l’article 7 de la Charte ne mène à l’invalidation des mesures législatives et administratives exigeant l’approbation des accusations, car ils hésitent à reconnaître que les violations de l’article 7 peuvent constituer des limites raisonnables visées par l’article premier, du moins dans des situations non urgentes. Cela ne signifie pas nécessairement que l’indépendance de la police ne peut être reconnue en tant que principe de justice fondamentale. Les tribunaux pourraient imposer une définition énonçant que l’indépendance de la police serait violée par l’ingérence discrétionnaire et arbitraire dans les enquêtes policières. Ce principe n’irait pas nécessairement à l’encontre des mesures législatives ou même administratives qui entravent le pouvoir des agents de la paix de porter des accusations.

L’indépendance de la police comme fondement de la doctrine de l’abus de procédure

Même s’ils étaient réticents à constitutionnaliser le grand principe de l’indépendance de la police en vertu de l’article 7 de la Charte ou à l’appliquer à titre de principe constitutionnel non écrit, les tribunaux devraient être davantage enclins à l’invoquer au soutien de leur pouvoir discrétionnaire de suspendre des procédures afin d’empêcher un abus de procédure, que ce soit au titre de l’article 7 de la Charte ou de la common law. La Cour suprême a reconnu que les tribunaux sont investis d’un pouvoir discrétionnaire résiduel qui découle à la fois de la common law et de l’article 7 de la Charte et qui leur permet de suspendre des procédures en raison d’un abus de procédure, c’est‑à‑dire un abus donnant lieu à un préjudice qui sera perpétué par le déroulement du procès ou qui ne peut être corrigé autrementNote de bas de page 43.

La poursuite entachée par l’ingérence indue dans une enquête policière pourrait être considérée comme un abus de procédure. Cependant, la doctrine de l’abus de procédure ne permettait pas de corriger une ingérence qui a empêché la police de mener une enquête complète, de procéder à une arrestation ou de porter des accusations. En pareil cas, le seul recours constitutionnel se limiterait peut-être à solliciter un jugement déclaratoire ou des dommages-intérêts au titre du paragraphe 24(1) au motif que l’ingérence dans l’enquête a porté atteinte au droit que l’article 7 de la Charte reconnaît à la soi-disant victime d’un crime n’ayant pas fait l’objet d’une enquête.

II. L’indépendance de la police et la police militaire

Tel qu’il est mentionné dans l’introduction, pour appliquer le principe constitutionnel de l’indépendance de la police à la police militaire, il faut prendre en compte le double statut des agents de la police militaire à titre de policiers et de membres des forces armées. C’est un survol historique qui permet le mieux de comprendre le double rôle de la police militaire.

L’enquête sur la Somalie et l’indépendance de la police militaire

L’enquête sur la Somalie a fait ressortir le rôle de la police militaire dans la chaîne de commandement. La Commission d’enquête a fait remarquer que les policiers militaires n’étaient pas habilités à porter des accusations sous le régime du Code de discipline militaireNote de bas de page 44 et que leurs commandants pouvaient leur ordonner de mener des enquêtes. Elle a reconnu que la police militaire pouvait mener ses propres enquêtes, mais a souligné que « la liberté apparente dont jouissent les policiers militaires de faire enquête peut être sévèrement restreinte par le commandant, en particulier dans les cas où les policiers militaires sont des intervenants ‘de première ligne’, c’est-à-dire s’ils relèvent directement du commandant »Note de bas de page 45. La Commission d’enquête a également formulé les remarques suivantes : « Les membres de la police militaire font partie de la chaîne de commandement. Ils reçoivent leurs ordres des commandants relativement aux incidents sur lesquels ils doivent enquêter, et leurs perspectives de promotion sont en partie liées à l’évaluation que font d’eux ces mêmes commandants. Il leur est donc difficile de traiter leurs supérieurs comme de simples témoins ou comme des suspects »Note de bas de page 46.

Selon la Commission d’enquête sur la Somalie, le manque d’indépendance de la police militaire était une lacune qui a touché le comportement des forces armées en Somalie. La Commission a conclu que 62 incidents exigeant une enquête s’étaient produits en Somalie, mais n’avaient pas fait l’objet d’une enquête, y compris des « allégations d’inconduite criminelle ou disciplinaire grave, comme le fait d’avoir infligé des mauvais traitements à des détenus, d’avoir tué des Somaliens, d’avoir volé des biens publics et de s’être blessé avec une arme à feu »Note de bas de page 47. Certains des incidents, dont la mort de Shidane Arone, ont fait l’objet d’enquêtes sommaires de la part de membres des forces armées qui ne faisaient pas partie de la police militaire, mais la Commission d’enquête a estimé que ces enquêtes étaient entachées par un conflit d’intérêts. Elle a conclu que « les commandants peuvent exercer une influence très forte sur le déroulement des enquêtes, car la police militaire relève de la chaîne de commandement. Cette influence peut s’exercer de façon intentionnelle ou non, mais elle peut influer sur la portée d’une enquête, sur les ressources disponibles pour la mener... un commandant peut être tenté d’entraver la tenue d’une enquête aussi approfondie si cette dernière risque de jeter le discrédit sur son commandant, sur le commandant de l’unité, l’unité ou sur les FC »Note de bas de page 48.

L’enquête a montré que les commandants avaient leurs propres raisons de ne pas poursuivre les personnes susceptibles d’avoir commis des manquements, qu’ils n’étaient pas des agents de la paix ni n’étaient assujettis « au serment professionnel ou au code de conduite que doit respecter un agent de la paix » et qu’ils n’avaient pas « pour obligation première de faire avancer l’administration de la justice »Note de bas de page 49. La Commission a également constaté que les membres de la police militaire se considèrent avant tout comme des soldats et a conclu comme suit : « Essentiellement, la police militaire mène son enquête jusqu’à ce que le commandant soit satisfait. Cette façon de faire ne sert pas les intérêts du système de justice militaire, qui sont de mener des enquêtes permettant de justifier des condamnations et non simplement des enquêtes qui répondent aux exigences des commandants. De plus, en se servant du degré de satisfaction du commandant comme critère pour déterminer si une enquête est adéquate, on favorise un climat propice à l’exercice de l’influence du commandement »Note de bas de page 50.

La Commission d’enquête sur la Somalie a recommandé que « la police militaire soit indépendante de la chaîne de commandement lorsqu’elle fait enquête sur d’importantes infractions à la discipline et sur des cas d’inconduite criminelle »Note de bas de page 51. Afin de promouvoir l’indépendance de la police, elle a également recommandé la nomination d’un directeur de la police militaire. Elle a toutefois prévenu qu’une indépendance totale ne peut jamais être assurée tant que les membres de la police militaire font partie des FC; ils feront toujours l’objet de pressions subtiles pour prendre en considération les répercussions d’une enquête sur les FC ». La Commission a également conclu que les poursuivants au sein des forces armées devraient être en mesure de porter des accusations par opposition aux membres de la police militaire, en partie parce que, « selon la tradition des forces armées, la police militaire n’est pas indépendante. Par conséquent, l’argument voulant que le dépôt d’accusations par la poursuite mine l’indépendance de la police ne s’applique pas dans un contexte militaire. Rien ne porte à penser que le dépôt d’accusations par la poursuite dans un contexte militaire soulèverait des problèmes d’ordre constitutionnel »Note de bas de page 52. Il convient de souligner que cette dernière conclusion a été tirée en 1997, avant que la Cour suprême du Canada rende son jugement dans l’affaire Campbell et Shirose.

Les rapports Dickson

En plus de l’enquête sur la Somalie, le ministre de la Défense a demandé au juge en chef Brian Dickson, alors à la retraite, d’examiner différentes questions concernant la police militaire et le système de justice militaire. Dans le premier rapport qu’il a remis en 1997, le comité Dickson a distingué les « tâches en campagne et en garnison » de la police militaire, qui sont « de nature essentiellement militaire » et, de ce fait, assujetties à « la chaîne de commandement existante » d’avec ses responsabilités en matière d’enquête, qui sont de nature « essentiellement policière » et qui devraient donner lieu à un pouvoir discrétionnaire de porter des accusations et de présenter des rapports de façon indépendante par rapport à la chaîne de commandement, dans le cadre des fonctions du grand prévôt des Forces canadiennesNote de bas de page 53.

À l’instar de la Commission d’enquête sur la Somalie, le comité Dickson a prévenu que le pouvoir des commandants à l’endroit des membres de la police militaire risquait de compromettre l’indépendance de celle-ci pour ce qui est des enquêtes. Il a conclu que « pour les affaires délicates ou graves, il est impératif que l’enquête soit menée de façon indépendante par rapport à la chaîne de commandement. Cela devrait inclure la décision finale de déposer ou non une accusation »Note de bas de page 54.

Dans un rapport complémentaire remis en 1998 après le décès du juge en chef Dickson, la proposition du GPFC selon laquelle celui-ci devrait prendre en charge le commandement de toutes les fonctions exercées par la police militaire, sauf les tâches ou le déploiement en campagne, a été rejetée. Selon le rapport, il était important que les policiers militaires des différentes bases et escadres relèvent de la chaîne de commandement opérationnelle et que, grâce aux modifications apportées en 1998 à la Loi sur la défense nationale, la police militaire serait en mesure de signaler les ingérences dans ses enquêtes à la CPPM nouvellement crééeNote de bas de page 55.

Le cadre de reddition de comptes de 1998 signé par le VCEMD et le GPFC

Dans le rapport de 1998, le cadre de reddition de comptes de 1998, signé par le VCEMD et le GPFC, a également été approuvé, en grande partie parce que, selon le comité, le cadre visait à faire en sorte que le rapport hiérarchique entre le GPFC et le VCEMD ne compromette d’aucune façon l’indépendance du GPFC au chapitre des enquêtes de la police militaire »Note de bas de page 56. À cette fin, le cadre de reddition de comptes prévoyait que le VCEMD établirait « des priorités et des objectifs généraux pour les services de la police militaire » et assurerait « le contrôle administratif et financier général », et qu’il « ne doit pas participer directement aux enquêtes individuelles en cours, mais recevra de l’information du GPFC de façon à pouvoir prendre des décisions de gestion qui s’imposent »Note de bas de page 57.

Bien que le cadre de reddition de comptes de 1998 ait été élaboré avant le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans Campbell et Shirose (1999), il va généralement de pair avec celui-ci en veillant à ce que le VCEMD, qui n’est pas un agent de la paix, ne joue aucun rôle direct dans les enquêtes individuelles. Il reconnaît également les responsabilités légitimes du VCEMD en matière de gestion et de surveillance des politiques ainsi que la nécessité que le GPFC lui fournisse les renseignements qui lui permettront de s’acquitter de ses responsabilités. Comme nous le verrons, si le projet de loi C‑41 était promulgué sous sa forme actuelle, il aurait pour effet d’abroger le cadre de reddition de comptes de 1998 en accordant au VCEMD le droit, au paragraphe 18.5(3), de donner des instructions dans des cas spécifiques.

Les modifications de 1998 et la reconnaissance du concept de l’ingérence indue dans les enquêtes de la police militaire

L’article 250.19 de la Loi sur la défense nationale reconnaît que la CPPM peut entendre non seulement les plaintes concernant la conduite de la police militaire, mais également celles que des membres de la police militaire déposent au sujet de l’ingérence dans leurs enquêtes. Voici le libellé de cette disposition :

  1. Le policier militaire qui mène ou supervise une enquête, ou qui l’a menée ou supervisée, peut, dans le cadre de la présente section, porter plainte contre un officier ou un militaire du rang ou un cadre supérieur du ministère s’il est fondé à croire, pour des motifs raisonnables, que celui-ci a entravé l’enquête.
  2. Sont assimilés à l’entrave l’intimidation et l’abus d’autorité.

Ces plaintes d’ingérence peuvent être adressées au prévôt ainsi qu’au président de la CPPM et au juge-avocat général. Les conclusions du président au sujet d’une plainte d’ingérence sont transmises au ministre, au chef d’état major de la défense, lorsqu’un officier ou un militaire du rang est mis en cause, au juge-avocat général et au prévôtNote de bas de page 58. Le chef d’état major de la défense est tenu de répondre aux conclusions et recommandations concernant les plaintes d’ingérence et de motiver son choix de s’écarter de celles-ciNote de bas de page 59.

En 2002, la présidente de la CPPM a publié un rapport sur le pouvoir de la CPPM d’entendre les plaintes concernant l’influence inappropriée qui est exercée dans les enquêtes de la police militaire. La présidente a formulé les remarques suivantes :

Toutefois, définir le concept d’ingérence n’est pas chose facile. Même si la Loi prévoit que l’intimidation et l’abus d’autorité sont assimilés à l’ingérence, elle ne donne aucune définition précise du concept. On peut affirmer qu’une intervention directe d’un supérieur, qui n’est pas un policier militaire superviseur, ou d’un cadre supérieur du ministère de la Défense nationale est de l’ingérence. De plus, des interventions indirectes peuvent également constituer de l’ingérence telles que tenter de compromettre le travail du policier militaire, inciter une personne à ne pas collaborer et couler de l’information. Chaque cas mérite une analyse particulière. Néanmoins, il faut rappeler qu’une supervision appropriée et un certain encadrement par le personnel autorisé, c’est-à-dire par des policiers militaires superviseurs, ne constituent pas de l’ingérence : les policiers militaires, à l’instar de leurs collègues membres des forces policières civiles, doivent rendre compte de leurs actions.

La présidente a souligné que l’indépendance de la police n’était pas absolue et que les cadres supérieurs de la police pouvaient exercer une certaine forme de contrôle :

En somme, le fonctionnement efficace d’un service de police suppose la supervision et l’encadrement des membres par les officiers supérieurs. Dans le contexte militaire, la dualité de statut du policier militaire, lequel est à la fois militaire et policier, doit être considérée. Le policier militaire se rapporte, à la fois, à des supérieurs, également policiers militaires, et au commandant de son unité. Toutefois, la supervision du travail de policier doit demeurer l’apanage des supérieurs investis du statut de policier militaire.

À un niveau plus élevé de la hiérarchie militaire, même l’autonomie du grand prévôt des Forces canadiennes n’est pas absolue. En effet, la responsabilité d’élaborer des politiques générales, des orientations et d’établir des priorités appartiennent au vice-chef d’état major de la défense. Afin de respecter le principe de l’indépendance dans le rapport hiérarchique entre le grand prévôt des Forces canadiennes et le vice-chef d’état major de la défense, ces derniers ont convenu d’énoncer leurs responsabilités respectives dans un Cadre de reddition de comptes. Ce document, élaboré en 1998, répond aux recommandations du Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire et il sert de fondement à la relation entre le grand prévôt des Forces canadiennes et le vice-chef d’état major de la défense. En vertu de ce document notamment, le vice-chef d’état major de la défense a le pouvoir d’établir le cadre stratégique des activités policières, mais il doit garder ses distances par rapport au grand prévôt des Forces canadiennes en ce qui a trait aux enquêtes policières en cours, ce qui limite les cas d’ingérence possiblesNote de bas de page 60.

Dans son rapport de 2002, la présidente de la CPPM en est arrivée à la conclusion suivante :

En appliquant les principes qui sont formulés dans ce rapport, on peut conclure que la police militaire, lorsqu’elle s’acquitte de ses devoirs d’application de la loi, est entièrement indépendante de la chaîne de commandement (non policière) et du gouvernement. Lorsque la police militaire s’acquitte de fonctions non policières, elle n’est pas entièrement indépendante, mais elle rend compte au gouvernement fédéral par l’intermédiaire du chef d’état major de la défense. La conduite de la police militaire est répréhensible si, en respectant les consignes ou les directives illégitimes d’un cadre supérieur du ministère ou de la chaîne de commandement, elle agirait contrairement à la loi, par exemple, la Charte canadienne des droits et libertésNote de bas de page 61.

La présidente de la CPPM a reconnu et appliqué dans ce rapport le concept de l’indépendance de la police militaire en ce qui a trait à l’application de la loi, tout en admettant que la police militaire n’est pas indépendante et qu’elle relève de la chaîne de commandement pour ce qui est des autres aspects.

Les pouvoirs de la police militaire

L’étendue de l’indépendance de la police militaire dépend également de la portée des pouvoirs dont celle-ci est investie en matière d’application de la loi. La définition de l’agent de la paix, qui est énoncée à l’article 2 du Code criminel, est large et couvre les maires, les juges de paix, les commandants d’aéronef et les personnes exerçant différents pouvoirs en vertu des lois sur les douanes, l’immigration et la pêche. Pour les besoins du présent document, la disposition importante est l’alinéa 2g), qui prévoit que les « officiers et militaires du rang des Forces canadiennes » sont des agents de la paix s’ils sont (i) nommés pour l’application de l’article 156 de la Loi sur la défense nationale ou (ii) employés à des fonctions qui sont prescrites par règlement comme des fonctions « d’une telle sorte que les officiers et les militaires du rang qui les exercent doivent nécessairement avoir les pouvoirs des agents de la paix ».

Les pouvoirs des membres de la police militaire à titre d’agents de la paix sont peut-être plus évidents en ce qui concerne l’application du Code criminel sur les propriétés du ministère de la Défense nationale. Dans R. c. NolanNote de bas de page 62, la Cour suprême du Canada a décidé que, bien que le policier militaire ne soit pas un agent de la paix au sens du sous-alinéa 2g)(i) lorsqu’il prétend exercer son autorité à l’égard d’un civil qui n’est pas assujetti au Code de discipline militaire, il l’est au sens du sous-alinéa 2g)(ii) et peut ordonner à un civil de se soumettre à un alcootest lorsque ce civil est arrêté sur une voie publique relativement à un manquement à un règlement sur la circulation sur une base des forces armées. Dans la mesure où les policiers militaires exercent les pouvoirs des agents de la paix en vertu du Code criminel, il n’y a aucune raison de penser que le principe de l’indépendance militaire articulé dans l’arrêt Campbell et Shirose ne s’appliquerait pas à eux.

Le statut des policiers militaires comme agents qui appliquent le Code de discipline militaire pourrait, à prime abord, sembler quelque peu différent, parce que ces pouvoirs sont autorisés en vertu de la Loi sur la défense nationale et des règlements connexes et parce que le Code de discipline militaire a pour objet distinct de maintenir la discipline au sein des forces armées.

L’article 156 de la Loi sur la défense nationaleNote de bas de page 63, reproduit ci-dessous, constitue le fondement législatif du pouvoir de la police militaire d’appliquer le Code de discipline militaire :

Les officiers et militaires du rang nommés policiers militaires aux termes des règlements d’application du présent article peuvent :

  1. détenir ou arrêter sans mandat tout justiciable du code de discipline militaire — quel que soit son grade ou statut — qui a commis, est pris en flagrant délit de commettre ou est accusé d’avoir commis une infraction d’ordre militaire, ou encore est soupçonné, pour des motifs raisonnables, d’être sur le point de commettre ou d’avoir commis une telle infraction;
  2. exercer, en vue de l’application du code de discipline militaire, les autres pouvoirs fixés par règlement du gouverneur en conseil.

Le Code de discipline militaire, qui fait partie de la Loi sur la défense nationale, couvre une gamme variée d’infractions relatives aux manquements face à l’ennemi, à la sécurité, aux prisonniers de guerre, aux opérations, à l’espionnage, à la mutinerie, à la sédition, à l’insubordination, aux querelles, aux désordres, à la désertion, à l’absence sans permission, à la conduite déshonorante, aux mauvais traitements de subalternes, aux fausses accusations, à l’ivresse, à la simulation, au vol à trop basse altitude, à la conduite répréhensible ou à l’usage non autorisé de véhicules, aux fausses déclarations, au fait de désobéir à l’ordre de fournir des échantillons d’ADN, à l’aide à la séquestration, à la conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, à l’incendie et au vol.

Bon nombre des infractions prévues au Code de discipline militaire portent explicitement sur les forces armées et sur la discipline au sein de celles-ci, mais bon nombre d’entre elles recoupent également des infractions énoncées au Code criminel. Effectivement, l’article 130 de la Loi sur la défense nationale énonce que tout acte ou omission survenu au Canada ou à l’étranger et punissable sous le régime du Code criminel ou d’une autre loi fédérale constitue une infraction militaire. La peine maximale que l’auteur d’une infraction prévue au Code de discipline militaire peut encourir est l’emprisonnement à vie; les autres peines comprennent la rétrogradation, la réprimande et la destitution ignominieuse du service de Sa MajestéNote de bas de page 64. Les infractions prévues au Code de discipline militaire sont des questions sérieuses pouvant donner lieu à de graves conséquences de nature pénale, dont la privation de liberté, la rétrogradation et la création d’un casier judiciaire. Plus les infractions prévues au Code de discipline militaire se rapprochent de celles du Code criminel, plus il devient impératif de veiller à ce que la police militaire bénéficie de l’indépendance et du pouvoir discrétionnaire décrits dans l’arrêt Campbell et Shirose en ce qui a trait à l’application de la loi, bien que cette indépendance demeure assujettie au contrôle de la chaîne de commandement de la police militaire.

Andrew Halpenny, avocat expérimenté dans ce domaine, a récemment fait remarquer que le transfert des concepts de l’indépendance tirés du contexte des fonctions policières civiles comporte ses limites, car [traduction] « le gouvernement en soi n’a aucun lien avec la police militaire, puisque tous les ordres du gouvernement doivent être transmis par l’entremise du militaire le plus haut gradé des Forces canadiennes, le chef d’état major de la défense ». Néanmoins, l’avocat admet qu’il est possible de faire une analogie entre les [traduction] « membres de la police militaire autres que les commandants »Note de bas de page 65, qui sont chargés de surveiller les policiers militaires et peuvent leur donner des ordres. Il souligne également que les policiers militaires peuvent avoir de nombreux commandants, tandis que les membres de la police civile relèvent tous d’un seul chef de policeNote de bas de page 66. Halpenny recommande que l’on rectifie cette situation en plaçant tous les policiers militaires sous le commandement du GPFC et non seulement les 10 p. 100 de ceux-ci qui relèvent du commandement du GPFC au Service national des enquêtes. Le groupe de travail Dickson avait été saisi d’une proposition similaire en 1989 et l’avait rejetée. Halpenny souligne les problèmes créés lorsque les policiers militaires relèvent de commandants de base et d’escadre haut placés. Abstraction faite du bien-fondé de cette proposition et de celle qui concerne la création d’une commission de la police militaire, Halpenny reconnaît dans ses propositions que le principe de l’indépendance de la police décrit dans l’arrêt Campbell et Shirose s’applique aux activités d’application de la loi de la police militaire, tout en convenant que celle‑ci exerce de nombreuses autres fonctions militaires qui sont assujetties à bon escient au contrôle des commandants de base et d’escadre.

Le principe de l’indépendance de la police militaire peut-il/doit-il s’appliquer différemment selon qu’il s’agit d’infractions prévues au Code criminel ou au Code de discipline militaire?

Certains soutiendront que l’indépendance de la police ne devrait pas couvrir les activités d’application de la loi de la police militaire en ce qui concerne les infractions prévues au Code de discipline militaire. Ils feront valoir à cet égard que, contrairement à la police civile, la police militaire n’a généralement pas le droit de porter des accusations sous le régime du Code de discipline militaire. L’article 107.02 des Ordonnances et règlements royaux prévoit que les commandants et les personnes qu’ils autorisent peuvent porter de telles accusations, ainsi que les officiers ou militaires du rang à qui on a assigné une fonction d’enquêteur au sein du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC).

De façon générale, le SNEFC mène des enquêtes sur les infractions les plus graves et les plus délicates, mais ses effectifs ne représentent qu’environ 10 p. 100 de l’ensemble des policiers militairesNote de bas de page 67. Même dans ces cas, l’article 107.12 des Ordonnances et règlements royaux permet à un commandant de ne pas donner suite à une accusation portée par le SNEFC, bien que celui-ci puisse, après avoir pris connaissance des motifs à l’appui de cette décision, saisir l’autorité de renvoi de l’accusation.

L’argument le plus sérieux à l’encontre de la reconnaissance de l’indépendance de la police militaire dans le cas des infractions prévues au Code de discipline militaire réside dans le fait qu’il s’agit, en bout de ligne, de questions concernant la discipline militaire, qui relèvent de la chaîne de commandement. Cependant, tel qu’il est mentionné plus haut, la police civile bénéficie de l’indépendance, même si son droit de porter des accusations est parfois restreint par des dispositions législatives exigeant le consentement du procureur général et, dans certains cas, par des pratiques administratives de vérification avant l’inculpation. Le fait que les agents de police civils ne soient pas toujours libres de porter des accusations ne diminue en rien l’indépendance qu’ils peuvent revendiquer dans les enquêtes liées à l’application de la loi.

Les dispositions susmentionnées des Ordonnances et règlements royaux concernant les accusations et procédures relatives aux infractions prévues au Code de discipline militaire vont de pair avec l’idée que les commandants doivent prendre et justifier leurs décisions après que la police militaire a mené une enquête complète à l’abri de l’influence de la chaîne de commandementNote de bas de page 68, ce qui offre un système de freins et de contrepoids propre à la justice militaire. À certains égards, ce système n’est pas si différent de celui de la justice civile, qui permet à la police d’enquêter comme bon lui semble, mais également aux procureurs de la Couronne de décider de ne pas porter d’accusations. Le fait que ni la police militaire non plus que la police civile ne soient entièrement libres de porter des accusations ne signifie pas que leurs enquêtes ne devraient pas être soustraites à toute ingérence arbitraire et discrétionnaire de la part de membres de l’exécutif qui ne font pas partie de la police. Une enquête complète de la police favorise une meilleure reddition de comptes en ce qui concerne les décisions de ne pas porter d’accusations, qu’elles soient prises par les procureurs de la Couronne dans le système civil ou par les commandants dans le système militaire. Effectivement, il se pourrait qu’une enquête complète et dépourvue de toute entrave soit encore plus importante dans le système militaire si les décisions relatives à la mise en accusation sont prises par des personnes qui, contrairement aux avocats de la Couronne, ont peut-être de bonnes raisons d’appliquer la loi dans la pleine mesure prévue.

À mon avis, il n’est pas souhaitable de rejeter le principe de l’indépendance de la police dans le cas des infractions prévues au Code de discipline militaire, et ce, pour au moins quatre raisons.

Premièrement, une grande partie des dispositions du Code de discipline militaire et du Code criminel se recoupent, surtout en ce qui concerne les infractions plus graves. Les infractions commises par le passé, comme celles qui ont été révélées par l’enquête sur la Somalie, ainsi que les infractions de torture prévues au Code criminel montrent à quel point il est important d’appliquer celui-ci, de concert avec le principe de la primauté du droit, aux manquements graves commis par les membres des forces armées. Bien que les dispositions relatives à la torture du Code criminel s’appliquent à l’étranger, les infractions prévues au Code de discipline militaire comprennent d’autres infractions du Code criminel qui ne couvriraient pas nécessairement les activités poursuivies par les Forces canadiennes à l’extérieur du Canada.

Deuxièmement, l’article 250.19 de la Loi sur la défense nationale, qui a été ajouté en 1998 par suite de l’enquête sur la Somalie, offre une reconnaissance législative de l’indépendance de la police en permettant que les plaintes soient adressées à la CPPM dans tous les cas d’entrave aux enquêtes de la police militaire, que celles-ci concernent le Code criminel ou le Code de discipline militaire.

Troisièmement, le sous-alinéa 2g)(i) du Code criminel reconnaît que les officiers et militaires du rang des Forces canadiennes qui sont nommés sous le régime de l’article 156 de la Loi sur la défense nationale pour appliquer le Code de discipline militaire sont des agents de la paix.

Enfin, il serait difficile en pratique de fractionner l’application du principe de l’indépendance de la police. Au début de l’enquête, surtout s’il s’agit d’une allégation d’inconduite grave, il ne sera peut-être pas possible de savoir si l’affaire sera traitée comme une affaire relevant du Code de discipline militaire ou du Code criminel. L’acceptation de l’influence de la chaîne de commandement (autre que celle de la police militaire) dans le cas des infractions prévues au Code de discipline militaire nuirait à la reconnaissance de l’indépendance de la police à d’autres égards. Elle pourrait également donner lieu à des plaintes d’ingérence visées par l’article 250.19 de la Loi sur la défense nationale.

Cela ne signifie pas pour autant que le Code de discipline militaire ne vise pas des objets différents de ceux du Code criminel. Les commandants des forces armées ont un mot important à dire en ce qui a trait à l’application du Code de discipline militaire aux questions liées à la discipline et au jugement. Néanmoins, leur influence devrait se faire sentir après que la police militaire, relevant de sa propre chaîne de commandement, aura pu mener sa propre enquête conformément aux procédures qui sont les siennes.

Résumé

En résumé, l’indépendance des activités liées à l’application de la loi par rapport à l’ingérence arbitraire et discrétionnaire de l’exécutif a été reconnue dans l’arrêt Campbell et Shirose en tant que principe constitutionnel découlant du principe de la primauté du droit même si, dans certains cas, la police civile n’a pas le droit absolu de porter des accusations. Les tribunaux pourraient appliquer ce principe à titre de principe constitutionnel non écrit ou au moyen de l’article 7 de la Charte ou de la doctrine de l’abus de procédure dans les cas d’ingérence non autorisée, arbitraire et discrétionnaire de l’exécutif dans les enquêtes de la police. Cette approche signifierait que les mesures législatives ou les ententes administratives régulières qui restreignent la capacité de l’agent de police de porter des accusations pourraient être acceptables et n’iraient pas à l’encontre du principe constitutionnel de l’indépendance de la police.

Le concept de l’indépendance de la police devrait être appliqué à la police militaire, bien qu’il importe également de reconnaître le double rôle du policier militaire, qui est à la fois agent de la paix et soldat. L’enquête de la Somalie a mis en relief les dangers inhérents au fait de permettre à la chaîne de commandement de s’ingérer dans les enquêtes de la police militaire. Ce risque est au moins aussi grand que celui de l’ingérence ministérielle ou politique dans les enquêtes de la police civile, eu égard à la grande influence des concepts de la chaîne de commandement au sein des forces armées. L’adoption de l’article 250.19 de la Loi sur la défense nationale en 1998 pourrait être considérée comme une reconnaissance législative de l’indépendance de la police militaire ainsi que de la nécessité de protéger celle-ci de l’influence de la chaîne de commandement (exception faite de celle de la police militaire elle-même) dans ses enquêtes. Aucune distinction n’est faite à l’article 250.19 entre les enquêtes concernant les infractions prévues au Code criminel et celles qui portent sur les infractions du Code de discipline militaire et, dans un cas comme dans l’autre, le policier militaire peut être considéré comme un agent de la paix au sens du Code criminel. Il pourrait être difficile de tenir compte de ces distinctions en pratique, eu égard aux recoupements importants entre le Code criminel et le Code de discipline militaire et à la nécessité de protéger la police des risques d’ingérence dans toutes ses enquêtes.

III. Le projet de loi C‑41 et l’indépendance de la police

Le projet de loi C‑41 prévoit de nombreux amendements à la Loi sur la défense nationale, mais nous nous attarderons ici à ceux qui touchent la police militaire et l’indépendance de la police, notamment en ce qui concerne le paragraphe 18.5(3). Au même moment, il importe d’expliquer le contexte législatif et politique global de cette disposition.

La reconnaissance législative du rôle du GPFC

En réponse aux recommandations que le défunt juge en chef Lamer a formulées au cours de son examen du projet de loi C-25Note de bas de page 69, le législateur propose, dans le projet de loi C‑41, de codifier le poste du GPFC. L’article 18.3 proposé prévoit en effet la nomination d’un GPFC qui occupera son poste à titre inamovible pour un mandat maximal renouvelable de quatre ans, sous réserve uniquement d’une révocation motivée sur recommandation d’un comité d’enquête. Les protections prévues à l’article 18.3 à l’endroit du GPFC sont plus importantes que celles qui sont accordées au commissaire de la GRC ou à d’autres chefs de police, ce qui est assez compréhensible, compte tenu de l’influence du grade au sein des forces armées et du fait que le GPFC détiendra un grade inférieur à d’autres dirigeants de la hiérarchie militaire, y compris le VCEMD. En tout état de cause, l’article 18.3 va de pair avec l’idée selon laquelle la police militaire devrait bénéficier d’une certaine indépendance par rapport à d’autres personnes susceptibles de détenir un grade plus élevé dans la hiérarchie militaireNote de bas de page 70.

Concilier l’indépendance de la police avec les responsabilités en matière de gestion : le pouvoir du VCEMD d’exercer une surveillance générale à l’endroit du GPFC et de lui donner des lignes directrices et instructions générales

L’examen de l’indépendance de la police présenté dans la partie un du présent document a porté principalement sur le principe de l’indépendance de la police qui est reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose; l’auteur y a également admis que les limites de ce principe continuent à évoluer et nécessitent un équilibre délicat entre les exigences liées au besoin d’indépendance au cours des enquêtes et les impératifs de la reddition de comptes démocratique. En ce qui concerne la police civile, les limites contestées de l’indépendance concernent le rôle légitime des ministres responsables et des commissions de police de donner à la police des directives sur les questions de politique et de gestion. La Commission d’enquête sur Ipperwash s’est attardée à cet aspect dans son rapport de 2007 et a souligné l’importance de maintenir des services de police démocratiques qui permettent au ministre responsable de donner à la police des directives d’orientation d’une manière transparente. Elle a également recommandé des modifications législatives visant à assurer une structure plus saine et plus transparente à cet égard.

Dans le contexte de la police militaire, la reddition de comptes démocratique, que ce soit par l’entremise du ministre responsable ou de la commission de police, est assurée dans le cadre du rôle de gestion du chef d’état major de la défense et du vice-chef d’état major de la défense à l’égard des services de police militaire. Ces questions complexes sont désormais régies par un cadre de reddition de comptes dont le GPFC et le VCEMD ont convenu en 1998. Selon le point 1(A) de ce cadre, le VCEMD établira des priorités et objectifs généraux pour les services de la police militaire, tandis que le GPFC établira une méthode pour réaliser les priorités et atteindre les objectifs en questionNote de bas de page 71. Le cadre de 1998 reconnaît également la responsabilité du VCEMD en ce qui a trait au « contrôle administratif et financier général ». Cette reconnaissance des responsabilités en matière de gestion va de pair avec les pratiques de la police civile, dans le cadre desquelles la police ne peut échapper totalement aux mesures de gestion et d’orientation du gouvernement. Le cadre de 1998 envisageait la possibilité que le VCEMD exerce des pouvoirs de gestion légitimes à l’endroit du GPFC; cependant, comme nous le verrons plus loin, ces pouvoirs de gestion ne devaient manifestement pas couvrir l’intervention du VCEMD dans les cas individuels. Dans son rapport de 1998, le groupe de travail Dickson a approuvé ce cadre de reddition de comptes comme moyen de concilier les exigences opposées de l’indépendance et de la responsabilité de la police militaireNote de bas de page 72. Le cadre de reddition de comptes de 1998 est un outil important et logique et ne devrait pas être annulé ou écarté à la légère.

Selon l’article 18.4 proposé dans le projet de loi C‑41, les responsabilités du GPFC couvriraient :

  1. les enquêtes confiées à toute unité ou tout autre élément sous son commandement;
  2. l’établissement des normes de sélection et de formation applicables aux candidats policiers militaires et l’assurance du respect de ces normes;
  3. l’établissement des normes professionnelles et de formation applicables aux policiers militaires et l’assurance du respect de ces normes;
  4. les enquêtes relatives aux manquements à ces normes professionnelles ou au Code de déontologie de la police militaire.

L’alinéa 18.4a) va de pair avec la reconnaissance de l’indépendance de la police militaire lors des enquêtes, car il prévoit que le GPFC, et non un commandant de base ou d’escadre, sera responsable des « enquêtes confiées à toute unité ou tout autre élément sous son commandement ». L’unité sous le commandement du GPFC est sans doute le Service national des enquêtes, mais les mots « tout autre élément sous son commandement » semblent couvrir d’autres membres du personnel de la police militaire. Ainsi, selon l’article 18.4, le GPFC ne serait responsable que des enquêtes menées par ces autres éléments et ne serait pas responsable de l’exécution par ceux-ci de fonctions militaires non liées à des enquêtes, ce qui est fort acceptable, compte tenu de la portée de l’indépendance de la police militaire.

Le fait que le GPFC serait responsable, selon l’alinéa 18.4c), de l’établissement des normes professionnelles applicables à la police militaire appuie également le principe de l’indépendance de la police en matière d’enquête. Bien que le Code de déontologie de la police militaire ne touche pas directement l’indépendance de la police, certains aspects du Code, notamment l’interdiction, à l’article 4, d’agir de façon discriminatoire, de représenter faussement l’information contenue dans un rapport ou d’entraver sciemment ou indûment la tenue de l’enquête, rejoignent l’idée que la police militaire doit s’acquitter de ses fonctions de manière indépendante. L’article 7 de ce même Code est également important, parce qu’il oblige le policier militaire à signaler les cas de manquement au « policier militaire se trouvant à l’échelon supérieur dans la hiérarchie de commandement ».

Le paragraphe 18.5(1) reconnaît que le GPFC exerce ses fonctions « sous la direction générale du VCEMD et le paragraphe 18.5(2) prévoit que celui-ci peut établir des « lignes directrices ou donner des instructions générales » concernant la façon dont le GPFC s’acquitte de ses responsabilités générales. Cette même disposition assure la transparence des « instructions générales » en exigeant que le grand prévôt veille à rendre celles-ci « accessibles au public ».

De façon générale, cette disposition est compatible avec les recommandations formulées par la Commission d’enquête sur Ipperwash en faveur de « services de police démocratiques » qui permettraient au ministre responsable de donner des directives d’orientation générales à la police, pourvu que ces directives soient rendues publiques. Eu égard au contexte militaire distinct et au rôle réduit du ministre responsable à l’égard des Forces canadiennes, c’est le VCEMD et non le ministre en question qui serait titulaire des pouvoirs prévus au paragraphe 18.5(1). Néanmoins, l’idée générale est que la police ne saurait bénéficier d’une indépendance absolue car, en pareil cas, elle ne serait pas tenue de rendre des comptes. À mon avis, le paragraphe 18.5(2) ne va pas à l’encontre du principe constitutionnel de l’indépendance de la police qui a été articulé dans l’arrêt Campbell et Shirose, parce qu’il permet simplement au VCEMD d’établir des lignes directrices et de donner des instructions générales qui seront rendues publiques.

Le paragraphe 18.5(3) et les instructions spécifiques du VCEMD au GPFC au sujet d’enquêtes particulières

Si l’article 18.5 proposé s’était limité aux paragraphes 18.5(1) et 18.5(2), le projet de loi C‑41 aurait été compatible avec la reconnaissance de l’indépendance de la police en matière d’enquête. Effectivement, il aurait constitué, à mon sens, un cadre législatif solide qui aurait permis de concilier les intérêts opposés liés à l’indépendance de la police militaire au cours de ses enquêtes ou autres activités d’application de la loi et à la nécessité de veiller à ce que la police militaire soit tenue de rendre des comptes et demeure assujettie à la surveillance et à l’orientation générales des forces armées, représentées par le VCEMD, en matière de gestion.

Le paragraphe 18.5(3) est beaucoup plus problématique que les paragraphes 18.5(1) et (2), parce qu’il va plus loin que de permettre au VCEMD d’exercer un contrôle général à l’endroit du GPFC et de lui donner des instructions ou lignes directrices générales; il autoriserait le VCEMD, par écrit, à « établir des lignes directrices ou donner des instructions à l’égard d’une enquête en particulier ».

Le paragraphe 18.5(3) proposé va à l’encontre de l’alinéa 7a) du cadre de reddition de comptes de 1998, qui énonçait que le VCEMD « ne doit pas participer directement aux enquêtes individuelles en cours, mais il recevra de l’information du GPFC de façon à pouvoir prendre les décisions nécessaires en matière de gestion qui s’imposent »Note de bas de page 73.

De plus, le paragraphe 18.5(3) est incompatible avec le principe de l’indépendance de la police qui est reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose, parce qu’il donnerait à un membre très haut placé des forces armées le pouvoir explicite de s’ingérer dans une enquête donnée de la police en donnant des instructions à l’égard de celle-ci.

Le paragraphe 18.5(3) va bien au-delà des dispositions législatives ou des pratiques administratives qui restreignent le pouvoir de la police de porter des accusations. Il permet en effet au VCEMD de donner des instructions ou lignes directrices dans des cas spécifiques. Ces instructions pourraient probablement comprendre l’instruction d’enquêter ou de ne pas enquêter au sujet d’une personne ou question en particulier, ou de le faire d’une façon particulière. Le VCEMD donnerait ces instructions non pas en qualité d’agent de la paix, mais à titre de deuxième plus haut gradé des Forces canadiennes.

Le paragraphe 18.5(3) restreint jusqu’à un certain point l’ingérence de la chaîne de commandement dans les enquêtes de la police. Les instructions précises au sujet d’enquêtes en particulier doivent provenir du VCEMD et non du supérieur immédiat d’un policier militaire. Effectivement, le paragraphe 79 du chapitre 2 des Consignes et procédures techniques de la police militaireNote de bas de page 74, qui prévoit que les policiers militaires sont soumis aux ordres de leurs commandants « à l’exception des devoirs et fonctions techniques », mais que, « néanmoins, les commandants ne peuvent pas donner de directives spécifiques pour les enquêtes ou l’application de la loi, continuerait à s’appliquer. Ceci est le mandat et la responsabilité du GPFC et du réseau technique de la PM ». En d’autres termes, seul le VCEMD serait titulaire des pouvoirs proposés au paragraphe 18.3(3) et il ne pourrait les déléguer aux commandants de base ou d’escadre.

Malgré tout, le paragraphe 18.5(3) s’harmonise mal avec le principe exposé ci-dessus et pourrait devenir compatible uniquement s’il énonçait que, bien que les commandants ne puissent donner d’instructions au sujet des enquêtes dans des cas particuliers, le VCEMD peut et devrait le faire. Tel qu’il est mentionné plus haut, le VCEMD est habilité à donner des lignes directrices et instructions générales au GPFC, mais il est difficile de comprendre pourquoi ce pouvoir devrait s’étendre aux cas particuliers. De plus, le paragraphe 18.5(3) proposé aurait malheureusement pour effet d’abroger une restriction clé énoncée dans le cadre de reddition de comptes de 1998, selon laquelle le VCEMD ne peut participer directement aux enquêtes individuelles en coursNote de bas de page 75. Comme je l’ai souligné plus haut, le cadre de reddition de comptes de 1998 a été approuvé dans le rapport de 1998 du groupe de travail Dickson et, à mon avis, il va de pair avec l’arrêt subséquent Campbell et Shirose, dans lequel la Cour suprême du Canada a reconnu, en 1999, l’indépendance de la police en matière d’enquête à titre de principe constitutionnel non écrit découlant de la primauté du droit.

Un autre aspect troublant du paragraphe 18.5(3) proposé réside dans le fait que, contrairement aux lignes directrices et instructions générales visées au paragraphe 18.5(2), les instructions données par le VCEMD dans des cas particuliers ne seront pas nécessairement rendues publiques. Le paragraphe 18.5(5) permet au GPFC de ne pas rendre ces instructions accessibles au public, lorsqu’il estime que cet accès « n’est pas dans l’intérêt de la bonne administration de la justice ».

Il est difficile de comprendre la raison d’être du paragraphe 18.5(3) du projet de loi C‑41, puisqu’il va à l’encontre du cadre de reddition de comptes de 1998 et s’harmonise mal avec le principe de l’indépendance de la police qui a été reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose. Le paragraphe 18.5(3) s’apparente à certains égards à l’article 165.17 de la Loi sur la défense nationale, modifié en 1998, dont voici le libellé :

  1. Le directeur des poursuites militaires exerce ses fonctions sous la direction générale du juge-avocat général.
  2. Le juge-avocat général peut établir par écrit des lignes directrices ou donner des instructions concernant les poursuites. Le directeur des poursuites militaires veille à les rendre accessibles au public.
  3. Le juge-avocat général peut, par écrit, établir des lignes directrices ou donner des instructions en ce qui concerne une poursuite en particulier.
  4. Le directeur des poursuites militaires veille à rendre accessibles au public les lignes directrices ou instructions visées au paragraphe (3).
  5. Le paragraphe (4) ne s’applique pas lorsque le directeur des poursuites militaires estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la bonne administration de la justice militaire de rendre les lignes directrices ou instructions, ou une partie de celles-ci, accessibles.
  6. Le juge-avocat général transmet au ministre une copie des lignes directrices et instructions.

Cependant, le juge-avocat général établirait des lignes directrices ou donnerait des instructions en ce qui concerne un cas particulier à titre de conseiller juridique investi de responsabilités liées à l’administration de la justice militaire et non comme membre de l’ensemble de la chaîne de commandement militaire. Le paragraphe 18.5(3) est très différent, car il pourrait permettre au deuxième plus haut gradé des Forces canadiennes de mettre fin à une enquête de la police militaire. À cet égard, il va beaucoup plus loin que les mesures législatives ou procédures administratives qui empêchent les policiers de porter des accusations : il permet à un membre de l’exécutif qui n’est pas un agent de la paix de donner des instructions et des directives au sujet d’une enquête en particulier et, à ce titre, il va à l’encontre du principe de l’indépendance de la police et favorise les ingérences discrétionnaires et arbitrairesNote de bas de page 76 dans les enquêtes de la police.

Selon l’argument le plus sérieux pouvant peut-être soutenir le paragraphe 18.5(3), il n’y a pas lieu de restreindre les intérêts politiques légitimes du VCEMD se rapportant à l’établissement de lignes directrices et d’instructions prospectives générales, parce que les questions politiques visées peuvent se poser concrètement dans une enquête en particulier. À cet égard, la Commission McDonald a déjà souligné que le ministre responsable doit être informé des opérations même dans les cas individuels, parce que ceux-ci pourraient soulever d’importantes questions de politique ou de fonctionnement. Pourtant, elle n’est pas allée aussi loin que le paragraphe 18.5(3), puisqu’elle a affirmé ce qui suit :

Le ministre ne devrait avoir aucun droit de donner des directives en ce qui concerne l’exercice des pouvoirs de la GRC de faire enquête, de procéder à des arrestations et d’intenter des poursuites dans des cas particuliers. C’est à cet égard seulement qu’il y a lieu d’appliquer à la GRC la doctrine énoncée dans Ex parte BlackburnNote de bas de page 77.

Tirée en 1981, cette conclusion a, bien entendu, été sensiblement renforcée par la reconnaissance en 1999, dans le jugement Campbell et Shirose, du pouvoir discrétionnaire de la police en matière d’enquête et d’application de la loi à titre de principe constitutionnel. Il y a désormais tout lieu de penser que, même lorsque l’enquête soulève des questions politiques, la police militaire devrait être autorisée à mener son enquête sans ingérence de la part de membres de la chaîne de commandement autres que des policiers militaires, y compris le VCEMD. La chaîne de commandement pourrait jouer un rôle en ce qui concerne le dépôt d’accusations relatives aux infractions prévues au Code de discipline militaire, mais elle ne devrait pas diriger le déroulement d’une enquête de la police militaire dans un cas donné. La question politique pourrait également inciter le VCEMD à élaborer des lignes directrices et des instructions au titre du paragraphe 18.5(2) afin de guider les enquêtes ultérieures.

Options en matière de réforme

Quel devrait être le sort du paragraphe 18.5(3)? À mon avis, la meilleure solution serait de supprimer du projet de loi C‑41 cette disposition et les dispositions connexes, soit les paragraphes 18.5(4) et (5). Comme je l’ai souligné plus haut, les autres dispositions constituent un cadre législatif valable qui permet de concilier les impératifs opposés de l’indépendance et de l’obligation de rendre compte de la police.

Il ne m’apparaît pas souhaitable de modifier le paragraphe 18.5(3) de façon à restreindre le pouvoir du VCEMD de donner des instructions dans des cas précis liés aux infractions prévues au Code de discipline militaire par opposition à celles du Code criminel. Comme je l’ai déjà mentionné, les infractions prévues au Code criminel et les infractions plus graves du Code de discipline militaire se recoupent dans une large mesure et il ne sera peut-être pas possible de savoir dès le départ quelle procédure s’appliquerait. De plus, il est souhaitable, dans l’intérêt public, de tenir des enquêtes complètes au sujet des infractions prévues au Code de discipline militaire, même si les commandants décident, en bout de ligne, de ne pas porter d’accusations à leur égard.

Une autre option serait de modifier le paragraphe 18.5(3) de façon qu’il s’applique uniquement dans les cas mineurs. Cette solution ne me semble pas souhaitable non plus, étant donné que le Code de discipline militaire couvre un large éventail de questions allant des infractions très graves prévues au Code criminel aux affaires relativement mineures liées à la discipline et à la gestion militaires. De plus, il est peu probable que le VCEMD s’intéresserait aux affaires mineures.

Il serait possible d’accroître la transparence découlant du paragraphe 18.5(3) en exigeant que les instructions spécifiques soient rendues publiques. À certains égards, cette exigence suivrait le modèle retenu dans les différentes lois sur le directeur des poursuites pénales, y compris la loi fédérale, lorsque le procureur général donne des instructions au DPP. Cette modification aurait pour effet d’accroître la transparence, mais elle favoriserait aussi la contestation des directives du VCEMD dans les cas individuels, tel qu’il est expliqué ci‑dessous. L’analogie avec le modèle du DPP/procureur général est également inappropriée car, même lorsque le procureur général intervient dans un cas donné, il le fait à titre de conseiller juridique de la Couronne, tandis que le VCEMD n’interviendrait pas comme agent de la paix dans une enquête de la police militaire, mais à titre de deuxième plus haut gradé des forces armées.

Les conséquences pouvant découler de la promulgation du paragraphe 18.5(3)

La promulgation du paragraphe 18.5(3) pourrait entraîner d’importantes répercussions politiques et juridiques. Du point de vue politique, elle nuirait aux améliorations qui ont été apportées après l’enquête sur la Somalie et qui ont eu pour effet de reconnaître davantage l’indépendance de la police militaire en matière d’enquête. Cette même disposition obligerait le GPFC à se conformer aux instructions du VCEMD de la manière explicitement autorisée dans le texte législatif, ce qui placerait le GPFC dans une position très difficile, puisqu’il violerait du même coup le principe de l’indépendance de la police énoncé dans l’arrêt Campbell et Shirose. Qui plus est, il est fort probable que l’exercice des pouvoirs découlant du paragraphe 18.5(3) donnerait lieu à des plaintes d’ingérence fondées sur l’article 250.19 de la Loi sur la défense nationale et obligerait la CPPM et le chef d’état major de la défense à concilier ces dispositions, peut-être au moyen de solutions différentes.

Au plan juridique, le paragraphe 18.5(3) pourrait être jugé incompatible avec le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la police qui a été reconnu dans l’arrêt Campbell et Shirose. Comme je l’ai mentionné plus haut, il n’est pas certain que les tribunaux invalideraient une disposition législative adoptée de façon démocratique en se fondant sur un principe constitutionnel non écrit, mais cette possibilité existe. Même si les tribunaux n’étaient pas disposés à le faire, ils pourraient fort bien invalider les instructions données au titre du paragraphe 18.5(3) au motif qu’elles constituent une violation arbitraire et discrétionnaire du principe de l’indépendance de la police énoncé dans l’arrêt Campbell et Shirose.

Par ailleurs, les tribunaux pourraient conclure que le paragraphe 18.5(3) va à l’encontre de l’article 7 de la Charte s’ils reconnaissent, comme je l’ai mentionné plus haut, l’indépendance de la police à titre de principe de justice fondamentale. Les tribunaux seraient influencés par les travaux de la Commission McDonald, de la Commission Marshall, de la Commission Arar, de la Commission Ipperwash et de la Commission Air India, qui ont toutes reconnu l’existence d’un principe de l’indépendance de la police en matière d’enquête. Les tribunaux pourraient aussi juger que l’ingérence en question a donné lieu à une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne et sont réticents à invoquer l’article premier pour sauvegarder les violations de l’article 7. En tout état de cause, il serait possible de satisfaire les intérêts légitimes du VCEMD en ce qui a trait à la gestion et à l’orientation de la police militaire en lui permettant d’établir des lignes directrices et instructions générales en application du paragraphe 18.5(2) sans l’autoriser à donner des instructions spécifiques dans des cas individuels. Les tribunaux pourraient également invalider le paragraphe 18.5(3) et distinguer cette disposition d’avec les dispositions législatives ou pratiques administratives assujettissant le dépôt d’accusations au consentement du procureur général au motif que le paragraphe 18.5(3) permet l’ingérence dans l’ensemble de l’enquête de la police et non seulement lors du dépôt d’accusations et que cette ingérence est le fait d’une personne qui agit en qualité de membre de l’exécutif et non comme conseiller juridique.

Par ailleurs, les tribunaux pourraient conclure qu’une poursuite découlant d’instructions précises données au titre du paragraphe 18.5(3) constitue un abus de procédure en raison de l’ingérence de l’exécutif dans l’enquête de la police.

Ces recours postérieurs à la promulgation du paragraphe 18.5(3) ne représentent pas une solution idéale, loin de là. Il sera difficile en effet d’obtenir réparation dans les cas individuels où des instructions précises sont données en application du paragraphe 18.5(3), surtout si les directives ou lignes directrices du VCEMD ont eu pour effet de limiter une enquête de la police militaire, de sorte qu’aucune accusation n’a été portée. Lorsqu’aucune enquête n’est menée et qu’aucune mesure d’application de la loi n’est prise, des questions pourraient demeurer sans réponse en permanence et les personnes concernées pourraient même ignorer l’existence d’instructions précises que le VCEMD aurait données, si le GPFC a décidé qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la bonne administration de la justice de rendre les instructions publiquement accessibles.

S’il était promulgué, le paragraphe 18.5(3) placerait le GPFC dans une position difficile. À titre de membre des forces armées, le GPFC devra accepter les instructions spécifiques émanant du VCEMD. Au même moment, en qualité d’agent de police, il conclura peut-être que certaines instructions vont à l’encontre de l’indépendance de la police et du devoir de celle‑ci de ne pas agir en tant que fonctionnaire ou mandataire de qui que ce soit lorsqu’elle exerce des activités liées à l’exécution de la loiNote de bas de page 78.

Dans la plupart des cas, il y aurait de bonnes chances que le GPFC rende accessibles au public les instructions données par le VCEMD dans un cas précis, surtout s’il estime qu’il est dans l’intérêt de la bonne administration de la justice de protéger le pouvoir discrétionnaire de la police militaire en matière d’application de la loi ainsi que l’intégrité des enquêtes qu’elle mène. Le GPFC pourrait également formuler une plainte d’ingérence contre le VCEMD conformément à l’article 250.19 relativement à l’établissement d’instructions ou de lignes directrices dans un cas donné. La CPPM devrait alors trancher la question et aurait la tâche difficile et peu enviable de concilier sa mission découlant de l’article 250.19 en ce qui a trait à l’examen des plaintes pour ingérence avec l’autorisation législative donnée au paragraphe 18.5(3) à l’égard des instructions et lignes directrices spécifiques.

Même si, dans certains cas, le GPFC acceptait les instructions ou lignes directrices émanant du VCEMD sans formuler de plainte pour ingérence, il pourrait y avoir manque de transparence si le GPFC décidait qu’il est dans l’intérêt de la bonne administration de la justice de ne pas rendre accessibles les instructions en question. Il se pourrait, en pareil cas, que les instructions ayant donné lieu à une enquête et à des accusations n’aient jamais été portées à la connaissance de la personne inculpée, qui perdrait ainsi l’occasion de solliciter une réparation fondée sur la Charte ou sur la doctrine de l’abus de procédure ou de formuler une plainte pour ingérence. Dans les cas où les instructions et lignes directrices ne donnent pas lieu à une enquête et à une accusation, il est possible que la non-publication ait pour effet, du moins en apparence, de dissimuler une ingérence dans l’enquête de la police.

Effectivement, si la disposition est conservée, il y aurait peut-être lieu de veiller à ce que la CPPM reçoive une copie des instructions spécifiques du VCEMD dans chaque cas, que le GPFC les rende publiques ou non et qu’une plainte pour ingérence soit formulée ou non sous le régime de l’article 250.19.

À tous autres égards, le projet de loi C‑41 suit de façon générale l’évolution observée depuis l’enquête sur la Somalie, soit la reconnaissance de l’indépendance de la police militaire en matière d’enquête. Malheureusement, le paragraphe 18.5(3) proposé affaiblit sérieusement le principe constitutionnel de l’indépendance de la police en autorisant le VCEMD à donner des instructions et lignes directrices spécifiques au GPFC dans des cas individuels. Cette disposition irait à l’encontre d’un aspect clé du cadre de reddition de comptes de 1998 que le VCEMD et le GPFC ont signé et qui reconnaît que les responsabilités légitimes du premier en matière de gestion n’englobent pas la communication d’instructions dans les cas individuels. Qui plus est, le paragraphe 18.5(3) viole le principe constitutionnel de l’indépendance de la police qui a été articulé dans l’arrêt Campbell et Shirose, lequel devrait être appliqué aux enquêtes de la police militaire, même s’il ne couvre pas toujours le dépôt d’accusations.

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