Décision de tenir une audience d’intérêt public (CPPM 2024-037)
Le 30 avril 2025
Vue d’ensemble
1. J’ai décidé de tenir une audience d’intérêt public sur cette plainte. Madame Orton, la plaignante, affirme que la police militaire a fait preuve de négligence lors d’une vérification du bien-être de son mari, le caporal-chef (Cplc) Shaun Orton. Tragiquement, il a ensuite été retrouvé mort par suicide. Compte tenu de la gravité des allégations, des implications systémiques plus générales et de l’intérêt public concernant la réponse au suicide, ainsi que des considérations procédurales entourant cette affaire, une audience d’intérêt public est justifiéeNote de bas de page 1.
Contexte
2. Le 21 avril 2024, la plaignante a signalé à la police militaire des communications troublantes de son mari et ses préoccupations concernant sa sécurité. Elle allègue que la police militaire a rejeté à plusieurs reprises ses préoccupations et retardé de façon déraisonnable la tenue d’une vérification du bien-être. Une vérification du bien-être consiste pour les policiers à vérifier le bien-être d’une personne lorsqu’il y a des préoccupations au sujet de sa santé physique ou mentale. La plaignante affirme que lorsque les policiers militaires ont finalement accepté d’effectuer la vérification, ils sont restés à l’extérieur de la maison de son mari pendant 45 minutes avant d’entrer. Elle allègue aussi qu’une fois le corps de son mari découvert, les policiers militaires ont appelé le Service de police d’Ottawa (SPO). Les agents du SPO ont constaté que son mari était toujours vivant et lui ont donné les premiers soins. Son mari a été emmené à l’hôpital par ambulance, où son décès a été prononcé.
3. La plaignante affirme avoir trouvé une note de suicide de 10 pages que les policiers militaires avaient égarée en retirant le corps de son mari. Les policiers militaires n’ont pas accompagné son mari à l’hôpital ni informé la plaignante de son décès. Ils n’ont pas pris de nœud coulant ou de médicaments présents dans la maison comme preuve. La plaignante a rencontré de nombreuses difficultés à obtenir des renseignements et des mises à jour de la police militaire. Elle a également souligné que le commandant du détachement de la police militaire lui avait envoyé un prêtre pour lui offrir du soutien sans son consentement et même si elle avait fait savoir qu’elle était juive.
4. Le 11 juin 2024, la plaignante a déposé une plainte auprès du Bureau des normes professionnelles du Grand prévôt des Forces canadiennes (GPFC).
Traitement de la plainte par le GPFC
5. Le 30 juillet 2024, le bureau du GPFC adjoint a fermé le dossier, sans enquêter sur la plainte, en concluant que le dossier est « traité de manière plus appropriée au moyen de l’enquête criminelle en cours sur lesdites allégations liées à la conduite en faveur des policiers militaires visés » conformément à l'alinéa 250.28(2)b) de la Loi sur la défense nationale (LDN).
6. Le 6 septembre 2024, j’ai écrit une lettre au GPFC de l’époque expliquant que l’alinéa 250.28(2)b) de la LDN permet au GPFC de mettre fin à une enquête des normes professionnelles, ou de refuser d’ouvrir une enquête, sur une plainte pour inconduite lorsqu’il existe une autre procédure prévue par une loi qui est plus appropriée pour traiter l’affaire. Cette disposition, ainsi que les alinéas 250.28(2)a) (futile et vexatoire) et c) (inutile ou exagérément difficile de procéder à l’enquête), constituent les seules exceptions à l’obligation légale du GPFC au paragraphe 250.28(1) de la LDN d’enquêter sur les plaintes pour inconduite qui ne sont pas réglées à l’amiable ou en vertu du paragraphe 250.27(4). J’ai insisté sur le fait que l’attente claire du régime de surveillance de la police militaire établi dans la LDN est qu’en dehors du règlement à l’amiable (et des exceptions prévues au paragraphe 250.27(4)) ou au paragraphe 250.28(2) de la LDN, le GPFC n’a aucun pouvoir discrétionnaire et doit statuer sur le fond sur les plaintes pour inconduite.
7. J’ai également expliqué que, bien qu’un même événement puisse donner lieu aux deux processus, une plainte pour inconduite n’est pas « traitée de manière plus appropriée » au moyen d’une enquête criminelle. Le fait qu’une enquête criminelle puisse couvrir les mêmes éléments qu’une plainte pour inconduite (ce qui n’est toujours pas clair à mes yeux en l’espèce, car je n’ai pas encore reçu la divulgation) n’a aucune incidence sur la recevabilité de la plainte contre la police militaire. Les deux processus sont importants, mais ne se remplacent pas l’un l’autre.
8. Une enquête criminelle ne saurait remplacer une enquête sur une plainte pour inconduite, laquelle est mandatée par le Parlement et assortie d’exigences de transparence et de reddition de comptes. Par exemple, dans une enquête criminelle, le plaignant n’a pas le même droit d’être informé des progrès ou des résultats de l’enquête.
9. Les objectifs et les seuils de la preuve de ces processus sont très différents. Une enquête criminelle vise à déterminer si un crime a été commis et à recueillir des éléments de preuve pour appuyer une poursuite. En revanche, une enquête sur une plainte pour inconduite vise à déterminer si la conduite des policiers militaires respecte les normes de comportement professionnel et de responsabilité.
10. Enfin, j’ai expliqué au GPFC qu’une enquête interne par les normes professionnelles en application du Code de déontologie – dont il a fait mention comme possibilité dans sa lettre aux membres de la police militaire identifiés dans la plainte – n’était pas non plus un substitut valide à une enquête sur une plainte pour inconduite. Une telle enquête manque de transparence et de surveillance, elle exclut le plaignant et la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM).
11. Pour ces raisons, j’ai exhorté le GPFC à reconsidérer sa décision de fermer le dossier, lui soulignant qu’il pourrait plutôt le suspendre jusqu’à ce que l’enquête connexe soit terminée par le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC).
12. Dans une lettre du 4 novembre 2024, le GPFC a refusé de reconsidérer la fermeture de cette plainte pour inconduite sans enquêter sur celle-ci.
Divulgation retardée par le GPFC
13. Le 25 septembre 2024, la plaignante a demandé à la CPPM d’examiner sa plainte.
14. Le 2 octobre 2024, la CPPM a demandé la divulgation au Bureau des normes professionnelles du GPFC.
15. Le 4 novembre 2024, le GPFC adjoint a répondu à la demande de divulgation de la CPPM en indiquant qu’une enquête criminelle était en cours sur les allégations soulevées dans la plainte. Par conséquent, le GPFC adjoint a indiqué que la divulgation serait mise en suspens jusqu’à ce que l’enquête soit terminée ou jusqu’à ce que l’unité d’enquête (SNEFC) indique que la divulgation ne nuirait pas à l’enquête.
16. Le 18 novembre 2024, j’ai écrit au GPFC pour réitérer notre demande de divulgation, soulignant que la divulgation de renseignements pertinents à la CPPM ne nuirait pas à l’enquête en cours du SNEFC et qu’il n’y avait aucun fondement juridique pour mettre en suspens l’obligation de divulgation du GPFC prévue à l'alinéa 250.31(2)b) de la LDN. J’ai offert de mettre l’examen de la CPPM en suspens pendant l’enquête du SNEFC, mais j’ai demandé que la divulgation soit faite dès que possible afin que la CPPM puisse au moins examiner le dossier. Le 6 décembre 2024, le GPFC a refusé cette demande de divulgation.
17. Le 11 décembre 2024, j’ai mis l’examen de cette plainte en suspens pendant l’enquête du SNEFC. La CPPM a par la suite demandé des mises à jour périodiques sur l’état de cette enquête. Le 24 février 2025, la plaignante a informé la CPPM que l’enquête du SNEFC était terminée. À la suite des demandes de renseignements de la CPPM des 24 février, 3 mars et 10 mars 2025, nous avons finalement reçu la confirmation du bureau du GPFC le 20 mars 2025, que l’enquête du SNEFC était bel et bien terminée. Par conséquent, le 24 mars 2025, j’ai informé le GPFC et la plaignante que la CPPM reprendrait son examen de la plainte et j’ai renouvelé la demande de divulgation en indiquant qu’elle devrait être reçue à la CPPM au plus tard le 7 avril 2025, étant donné que j’avais demandé la divulgation six mois auparavant.
18. Le GPFC n’a pas fourni la divulgation.
Considérations relatives à la décision de tenir une audience d’intérêt public
19. En vertu de la LDN, j’ai un large pouvoir discrétionnaire pour décider si la CPPM devrait mener une enquête ou une audience d’intérêt public. La LDN prévoit que :
250.38 (1) S’il l’estime préférable dans l’intérêt public, le président peut, à tout moment en cours d’examen d’une plainte pour inconduite ou d’une plainte pour ingérence, faire tenir une enquête par la Commission et, si les circonstances le justifient, convoquer une audience pour enquêter sur cette plainteNote de bas de page 2.
20. La CPPM a identifié plusieurs facteurs pertinents pour décider de la tenue d’enquêtes ou d’audiences d’intérêt public relativement aux plaintes, notamment :
- la gravité inhérente de la conduite alléguée;
- les problèmes systémiques soulevés dans la plainte;
- la participation de hauts fonctionnaires ou d’officiers militaires;
- l’intérêt public pour les questions liées à la plainte;
- les considérations relatives au processus qui laissent entendre qu’il serait plus équitable, crédible, cohérent ou efficace de traiter la plainte comme une affaire d’intérêt public.
21. Ces facteurs ne sont pas tous en cause dans tous les cas. Les facteurs pertinents à la présente plainte sont traités ci-dessous et établissent les motifs de cette décision.
Les allégations sont graves
22. Les allégations dans cette plainte sont graves. Si elles sont avérées, elles pourraient constituer un manquement à l’obligation d’effectuer une vérification du bien-être de manière adéquate et en temps opportun, ce qui aurait pu potentiellement sauver une vie. Il est également allégué que la police militaire aurait mal géré des éléments de preuve importants comme une note de suicide.
23. Le fait qu’il y ait eu une enquête criminelle sur cette affaire souligne la gravité des allégations, ce qui montre la nécessité de mener un examen transparent et indépendant de la plainte pour assurer la responsabilisation et maintenir la confiance du public dans les services de police militaire.
La plainte soulève des enjeux systémiques
24. Statistique Canada a signalé que les taux des troubles de santé mentale étaient plus élevés chez les membres de la Force régulière des Forces canadiennes que dans la population générale – en partie parce que les militaires sont exposés à des risques accrus de traumatismes, à être séparées de leur famille, à des déménagements fréquents et à des conditions de vie stressantesNote de bas de page 3.
25. La prévention du suicide est également une priorité majeure pour les Forces canadiennes, et on s’attend à ce que la police militaire soit un élément fiable et sensibilisé en matière de prévention et d’intervention relativement au
suicideNote de bas de page4.
26. En effet, les vérifications de bien-être effectuées par la police sont une tâche importante, mais très difficile, qui implique souvent des personnes dans des circonstances vulnérables. Même lorsqu’elles sont menées de bonne foi et conformément au devoir légal des policiers répondants, les vérifications du bien-être peuvent avoir des conséquences néfastes involontaires. Il s’agit de l’une des nombreuses plaintes reçues concernant les interventions de la police militaire en matière de santé mentale ou de risque de suicide. La CPPM a déjà recommandé, et le GPFC l’a accepté, la nécessité d’une politique de la police militaire et d’une formation spécialisée sur la question.
27. Je souligne également que la police militaire a, dans une affaire antérieure, mal géré une situation de suicide, y compris les notes de suicide – tel que démontré dans le Rapport final concernant l’audience d’intérêt public Fynes de 2015 de la CPPM. La présente affaire soulève des questions importantes sur la préparation et à la capacité d’intervention de la police militaire dans de tels cas, allant du rejet des préoccupations signalées au manque de capacité d’intervenir une fois arrivé sur les lieux.
28. Dans la mesure où ces problèmes peuvent refléter des lacunes au-delà de ce dossier individuel, je considère que les questions soulevées dans cette plainte ont des implications systémiques sur la police militaire et la population qu’elle dessert.
La plainte est d’intérêt public
29. La plainte soulève des questions d’intérêt public importantes. La prévention du suicide est reconnue comme un enjeu majeur de santé publique. En 2023, les Services de santé des Forces canadiennes ont publié leur dernier Rapport sur la mortalité par suicide dans les Forces armées canadiennes, soulignant l’importance d’aborder la prévention du suicide au sein des communautés militaires. De même, en 2022, le ministre fédéral de la Santé mentale et des Dépendances du Canada, le premier à occuper ce poste, a publié un rapport d’étape sur le Cadre fédéral de prévention du suicide, qui cerne les lacunes dans l’accès aux mesures de soutien à la prévention du suicide partout au pays. De plus, le Guide de prévention et d’intervention en matière de suicide pour les chefs des FAC précise un rôle spécifique pour la police militaire dans la réponse au risque de suicide.
30. Au Canada, on estime que 4 500 personnes perdent la vie par suicide chaque année, mais le sujet demeure
stigmatiséNote de bas de page 5. Il est clairement dans l’intérêt public d’attirer l’attention sur l’importance du soutien en santé mentale et de la prévention du suicide en ce qui a trait aux fonctions de nature policière, y compris la réponse de la police militaire aux suicides et aux risques de suicide.
Considérations relatives au processus justifiant une audience d’intérêt public
31. Il est dans l’intérêt public de répondre aux préoccupations soulevées dans la plainte dans un forum public plus large en raison de la gravité des allégations, combinée à l’intérêt public pour le traitement adéquat par la police militaire des vérifications du bien-être, des suicides et des risques de suicide. Il serait donc plus bénéfique, efficace et approprié d’enquêter sur cette affaire dans le cadre d’une audience d’intérêt public plutôt que du processus plus privé généralement utilisé pour examiner les plaintes pour inconduite.
32. Une audience d’intérêt public permet également à la CPPM de disposer d’outils juridiques supplémentaires pour contraindre la divulgation de renseignements pertinents, notamment le pouvoir d’assigner des témoins et de requérir des documents en vertu du paragraphe 250.41(1) de la LDN.
33. Compte tenu de ces considérations, il est dans l’intérêt public que la CPPM convoque une audience d’intérêt public sur cette plainte pour inconduite.
Décision
34. Pour ces motifs, je désigne cette plainte pour inconduite, CPPM 2024-037, comme une audience d’intérêt public de la CPPM. L’audience sera principalement virtuelle et accessible au public.
35. Malgré de nombreuses demandes, la CPPM n’a pas encore reçu la divulgation des renseignements et des documents pertinents du GPFC. L’audience d’intérêt public ne commencera pas tant que la CPPM n’aura pas reçu et examiné cette divulgation, après quoi nous pourrons également identifier et notifier tous les membres de la police militaire concernés.
36. En déclarant une audience d’intérêt public, je décide simultanément que le rapport final dans cette affaire sera rendu public, sous réserve de la nécessité de protéger des renseignements personnels particulièrement délicats.
SIGNÉE à Ottawa, Ontario, ce 30e jour d’avril 2025.
Document original signé par :
Me Tammy Tremblay, MSM, CD, LL.M.
Présidente
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