Mémoire de la CPPM Concernant le Projet de Loi C-15

Le 26 octobre 2011

M. Jean-François Lafleur
Greffier du comité
Comité permanent de la défense nationale
Chambre des communes
131, rue Queen, 6e étage
Ottawa (Ontario) K1A 0A6

Objet Projet de loi C-15, Loi visant à renforcer la justice militaire pour la défense du Canada

Monsieur,

Je vous fais parvenir ci-joint les observations sur le projet de loi C-15 de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, en vue de leur distribution aux membres du Comité permanent de la défense nationale.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Document original signé par

Glenn M. Stannard, O.O.M.
Président

Pièces jointes (3)

MÉMOIRE DE LA CPPM CONCERNANT LE PROJET DE LOI C-15

Honorables députés,

Le projet de loi C-15 a été déposé à la Chambre des communes le 7 octobre 2011 et sera probablement soumis bientôt à l’examen de votre comité. Le projet de loi propose certaines modifications à la Loi sur la défense nationale (LDN), principalement en ce qui concerne le système de justice militaire des Forces canadiennes (FC). Bien que le projet de loi ne traite pas directement de la compétence ou des pouvoirs de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la CPPM ou la Commission), une disposition du projet de loi préoccupe la Commission.

Nouveau pouvoir du VCEMD de donner des directives dans le cadre des enquêtes de la PM par. 18.5(3) (à l’article 4)

La disposition en cause, qui figure à l’article 4 du projet de loi, créerait dans la LDN un nouveau paragraphe 18.5(3) autorisant expressément le vice-chef d’état-major de la défense (VCEMD) à donner des directives au grand prévôt des Forces canadiennes (GPFC) – le chef de la police militaire (PM) des FC – dans le cadre d’enquêtes particulières de la PM. Selon la Commission, un tel pouvoir exprès est incompatible avec les mesures qui existent depuis la période suivant le déploiement difficile en Somalie, lesquelles mesures visaient expressément à protéger les enquêtes de la PM contre toute ingérence de la part de la chaîne de commandement.

La Commission ne remet nullement en question le rôle de direction générale du VCEMD vis-à-vis du GPFC, qui est prévu au paragraphe 18.5(1), ni le pouvoir du VCEMD de donner au GPFC des instructions générales concernant les fonctions dont celui-ci doit s’acquitter conformément au paragraphe 18.5(2). Ces dispositions ne font que codifier les rapports existants entre le VCEMD et le GPFC qui ont été établis dans le cadre de reddition de comptes de 1998 (ci-joint) signé par le VCEMD et le GPFC de l’époque.

Cependant, le nouveau pouvoir que prévoit le projet de loi au paragraphe 18.5(3), à savoir, le pouvoir du VCEMD de donner au GPFC des directives concernant la tenue d’enquêtes particulières de la police militaire, représente un écart important par rapport au statu quo. Ce nouveau pouvoir aurait pour effet d’abroger certaines dispositions clés du cadre de reddition de comptes celles visant à modifier le rapport de commandement entre le VCEMD et le GPFC, de manière à ce que le GPFC maintienne une indépendance appropriée vis-à-vis de la chaîne de commandement dans le cadre des enquêtes individuelles liées à l’application de la loi.

Bien que le cadre de reddition de comptes du 2 mars 1998 ait confirmé que le VCEMD pouvait « donner des ordres et une orientation générale au GPFC afin que les services de police soient fournis avec professionnalisme et efficacité », il prévoyait expressément que « [l]e VCEMD ne doit pas donner de directives au GPFC en ce qui a trait aux décisions opérationnelles de la police militaire qui se rapportent à des enquêtes » et que « [l]e VCEMD ne doit pas participer directement aux enquêtes individuelles en cours, mais il recevra de l’information du GPFC de façon à pouvoir prendre les décisions de gestion qui s’imposent ». Au sujet de ces principes, le cadre précisait aussi ce qui suit « [l]e GPFC […] est tenu d’informer le VCEMD sur les questions nouvelles et urgentes pour lesquelles des décisions de gestion doivent être prises. Mais c’est au GPFC de décider à quel point l’information fournie au sujet des enquêtes courantes sera détaillée […] ». Toujours selon le cadre, « [l]e GPFC surveillera les enquêtes individuelles et fournira un aperçu général de celles-ci au VCEMD. Il faut éviter les discussions avec le VCEMD au sujet de détails précis liés aux enquêtes, à moins que des circonstances particulières ne justifient l’intervention de la haute direction ». Le cadre de reddition de comptes a été examiné et approuvé par le Groupe d’examen des services de la police militaire, dirigé par le lieutenant-général (retraité) Charles Belzile, dans son rapport au VCEMD du 11 décembre 1998.

Le cadre de reddition de comptes du VCEMD et du GPFC a été élaboré l’année même où le Parlement a adopté une série de modifications à la LDN (projet de loi C-25) visant à réformer le système de justice militaire, à la suite d’incidents troublants qui se sont produits lors du déploiement des FC en Somalie au début des années 1990. Parmi les changements importants apportés par le projet de loi C-25, on comptait notamment l’établissement – à la partie IV de la LDN – d’un processus législatif d’examen des plaintes concernant la police militaire, ainsi que la création de notre Commission, qui est chargée d’assurer la surveillance civile indépendante de ce processus. Le nouveau régime d’examen des plaintes possédait un élément important et unique, à savoir, une disposition autorisant tout policier militaire à déposer une plainte en cas d’« entrave » dans le cadre de son enquête (article 250.19 de la LDN). Une plainte pour « ingérence » peut être déposée contre tout membre ou officier des FC ou contre tout cadre supérieur du ministère de la Défense nationale. Un organisme civil indépendant – notre Commission – s’est vu confier le mandat exclusif d’enquêter sur de telles plaintes.

Les mesures législatives décrites ci-dessus ont été accompagnées d’un nombre de mesures non législatives visant à soutenir le professionnalisme, l’indépendance et l’intégrité de la police militaire, telles que la création du Service national des enquêtes des FC – l’unité des « crimes graves » des FC – sous le commandement direct du GPFC. Le cadre de reddition de comptes est une autre de ces mesures non législatives.

Plus récemment, des changements apportés à la structure de commandement de la police militaire ont renforcé encore davantage l’indépendance et l’intégrité de la police militaire depuis le 1er avril 2011, tous les policiers militaires – sauf ceux qui sont déployés dans le cadre d’opérations militaires – sont sous le commandement du GPFC.

Par conséquent, le pouvoir que le projet de loi propose de conférer au VCEMD au paragraphe 18.5(3) ne cadre pas avec les efforts des 15 à 20 dernières années visant à reconnaître et à soutenir l’indépendance de la police militaire au sein des FC, notamment lorsqu’il s’agit de tenir des enquêtes liées à l’application de la loi.

Fait peut-être plus important, le pouvoir en question va à contre-courant du droit et des pratiques au Canada en ce qui concerne l’indépendance des enquêtes policières d’une façon générale. Dans la décision qu’elle a rendue en 1999 dans l’arrêt R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (C.S.C.), [1999] 1 R.C.S. 565, la Cour suprême du Canada a confirmé que les policiers qui font enquête relativement à des infractions ne sont redevables qu’envers la loi et n’agissent pas au nom du gouvernement dans son ensemble. Dans son jugement unanime, la Cour a déclaré ce qui suit (au paragraphe 29) 

Il est donc possible que, dans l’exercice de l’un ou de l’autre de ses rôles, la GRC agisse en tant que mandataire de l’État. Le présent pourvoi ne soulève toutefois que la question du statut d’un agent de la GRC agissant dans le cadre d’une enquête criminelle, et, à cet égard, la police n’est pas sous le contrôle de la branche exécutive du gouvernement. L’importance de ce principe, qui est lui-même à la base de la primauté du droit, a été reconnu par notre Cour relativement aux forces policières municipales dans un arrêt aussi ancien que e McCleave c. City of Moncton (1902), 32 R.C.S. 106. Il s’agissait d’une affaire civile portant sur la responsabilité municipale éventuelle pour cause de négligence policière, mais, dans le cadre de ses motifs, le juge en chef Strong a approuvé la proposition suivante, aux pp. 108 et 109

[traduction] Les policiers ne peuvent aucunement être considérés comme des mandataires ou des fonctionnaires de la ville. Leurs fonctions sont publiques par nature. Le pouvoir de les nommer est transféré par la législature aux cités et villes car il s’agit d’un moyen pratique d’exercer une fonction gouvernementale, mais cela ne les rend pas responsables des actes illégaux ou négligents qu’ils commettent. Le dépistage et l’arrestation des auteurs d’infractions, le maintien de la paix publique, l’exécution des lois ainsi que les autres fonctions similaires conférées aux policiers découlent de la loi, et ne proviennent pas de la cité ou de la ville qui les a nommés.

Plus loin dans le jugement, la Cour a précisé ce qui suit (au paragraphe 33) 

Bien qu’à certaines fins, le Commissaire de la GRC rende compte au Solliciteur général, il ne faut pas le considérer comme un préposé ou un mandataire du gouvernement lorsqu’il effectue des enquêtes criminelles. Le Commissaire n’est soumis à aucune directive politique. Comme tout autre agent de police dans la même situation, il est redevable devant la loi et, sans aucun doute, devant sa conscience. Comme lord Denning l’a dit relativement au commissaire de police dans R. c. Metropolitan Police Comr., Ex parte Blackburn, [1968] 1 All E.R. 763 (C.A.), à la p. 769 

[traduction] Je n’ai toutefois aucune hésitation à conclure que, comme tous les policiers du pays, il [le commissaire de police] devrait être indépendant de l’exécutif, et qu’il l’est effectivement. Il n’est pas soumis aux ordres du Secrétaire d’État, à l’exception du fait que, en vertu de la Police Act 1964, ce dernier peut lui demander de produire un rapport et de quitter ses fonctions dans l’intérêt de la bonne administration. Je considère qu’il est du devoir du commissaire de police, et de tout chef de police, de faire respecter les lois du pays. Il doit affecter ses hommes de manière à résoudre les crimes pour que les honnêtes citoyens puissent vaquer à leurs occupations en paix. Il doit décider si des suspects seront poursuivis ou non; et, s’il le faut, porter des accusations ou faire en sorte qu’elles soient portées; mais, dans tout cela, il n’est le serviteur de personne, sauf de la loi elle-même. Aucun ministre de la Couronne ne peut lui ordonner de surveiller ou de ne pas surveiller tel endroit, ou lui ordonner de poursuivre ou de ne pas poursuivre une personne. Aucune autorité policière ne peut non plus lui donner un tel ordre. C’est à lui qu’il incombe de faire respecter la loi. Il est redevable envers la loi, et seulement envers elle. [Je souligne.]

Bien qu’il soit important en soi, l’énoncé de la Cour selon lequel le principe de l’indépendance de la police dans le cadre des enquêtes « est […] à la base de la primauté du droit » l’est encore davantage à la lumière de la décision rendue par la Cour quelques mois plus tôt dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. Dans cette affaire, la Cour suprême a précisé que « la primauté du droit » était en soi un principe constitutionnel non écrit impératif.

Dans une opinion indépendante commandée par la CPPM, le professeur Kent Roach, un expert en droit pénal et en droit public de la faculté de droit de l’Université de Toronto, a conclu que le pouvoir proposé à l’article 4, au nouveau paragraphe 18.5(3), « va à l’encontre des concepts fondamentaux de l’indépendance de la police » et que, compte tenu de la jurisprudence actuelle de la Cour suprême, l’ingérence qui serait autorisée dans certaines enquêtes de la police militaire pourrait bien aller à l’encontre de la Constitution, en particulier le principe constitutionnel non écrit de la primauté du droit. Le rapport du professeur Roach est joint à la présente lettre à titre d’information et de commodité. Il est aussi disponible sur le site Web de la CPPM, à l’adresse suivante http://www.mpcc-cppm.gc.ca/01/1100/1100-fra.html.

La Commission est bien consciente du fait qu’il existe des différences importantes entre la police militaire et la police civile. Les policiers militaires exercent d’autres fonctions militaires qui ne sont pas de nature policière et à l’égard desquelles ils relèvent exclusivement des commandants militaires. Cependant, les policiers militaires sont aussi des « agents de la paix » au sens du Code criminel et sont chargés de veiller à l’application des lois pénales et du code de la route à l’égard de toute personne (qu’il s’agisse d’un militaire ou d’un civil) se trouvant sur une propriété du MDN. Quoi qu’il en soit, le nouveau pouvoir que prévoit le projet de loi au paragraphe 18.5(3) vise expressément et exclusivement le cœur des fonctions de nature policière de la PM les enquêtes sur les infractions.

Selon la Commission, le double rôle des policiers militaires au sein des FC n’enlève rien à l’applicabilité du principe juridique de l’indépendance de la police à la police militaire dans le cadre des enquêtes liées à l’application de la loi. S’il en était autrement, il faudrait se demander pourquoi le Parlement a créé le mécanisme d’examen des plaintes pour ingérence dans les modifications apportées à la LDN en 1998 qui ont mené à la création de notre Commission.

Le fait qu’il existe un mécanisme d’examen des plaintes pour ingérence ne répond pas non plus aux préoccupations concernant la possibilité qu’il y ait un abus du pouvoir qu’il est proposé de conférer au VCEMD. Il est difficile de voir comment la Commission pourrait conclure que des instructions au GPFC ayant été expressément autorisées par la loi constituent une « entrave » dans le cadre d’une enquête de la PM. Quoi qu’il en soit, la Commission ne peut présenter que des conclusions et recommandations non contraignantes dans ses rapports sur les plaintes.

Le rapport de 2003 portant sur le premier examen quinquennal indépendant des modifications apportées à la LDN en 1998 – examen mené par l’ancien juge en chef Antonio Lamer, aujourd’hui décédé – serait à la base de plusieurs des modifications proposées dans le projet de loi C-15. Pourtant, il importe de souligner que ce rapport ne contenait aucune recommandation visant l’octroi d’un tel pouvoir au VCEMD. Au contraire, le seul aspect du cadre de reddition de comptes de 1998 qui semblait poser problème, pour le juge en chef Lamer, était son inefficacité à protéger l’indépendance du GPFC, inefficacité qui résultait, selon lui, du fait que le cadre n’avait pas la force d’une loi.

Selon la Commission, le cadre de reddition de comptes du VCEMD et du GPFC ne pose aucun problème qui puisse justifier sa révocation. De plus, le paragraphe 18.5(3) qui a été proposé va à l’encontre des divers efforts qui ont été déployés au fil des ans pour renforcer la confiance du public dans l’indépendance de la police militaire. Pour ces motifs, et pour les autres motifs d’ordre juridique et constitutionnel décrits ci-dessus, la Commission recommande respectueusement que le paragraphe 18.5(3) qui a été proposé soit supprimé du projet de loi.

Version française de l’alinéa 250.42c)

Enfin, quoique le projet de loi C-41 se propose d’apporter un certain nombre d’améliorations à la version française de la partie IV de la LDN, une erreur de rédaction apparente dans la version française de l’alinéa 250.42c) est passée inaperçue dans le texte du projet de loi. Cette disposition autorise la Commission à tenir une audience d’intérêt public « à huis clos » lorsqu’il est probable que le type de renseignements suivant sera révélé « information affecting a person’s privacy or security interest, if that interest outweighs the public’s interest in that information » (version française des renseignements qui concernent les ressources pécuniaires ou la vie privée d’une personne dans le cas où l’intérêt ou la sécurité de cette personne l’emporte sur l’intérêt du public à les connaître). Toutefois, dans la version française, l’expression « les ressources pécuniaires » est utilisée pour rendre « security interest ». Il est clair que le choix de l’expression française constitue une erreur, puisqu’elle signifie « ressources financières », alors que la disposition est clairement destinée à remédier aux préoccupations relatives à la sécurité physique d’un témoin.

Selon la Commission, la version française de l’alinéa 250.42c) pourrait être corrigée en substituant « la sécurité » à « les ressources pécuniaires ». L’erreur de rédaction dans l’actuelle partie IV de la LDN a déjà été portée à l’attention du ministère par la Commission. À notre avis, le problème et la solution sont simples et n’impliquent aucune question de politique. En effet, un tribunal chargé d’interpréter cette disposition ne tiendrait probablement pas compte de la version française, afin d’éviter toute interprétation absurde. Cela dit, les deux versions sont de poids interprétatif équivalent, du moins a priori, et le projet de loi C-15 représente l’occasion idéale de corriger l’erreur décrite ci-dessus.

Si vous avez des questions pour la Commission à ce sujet, n’hésitez pas à communiquer avec moi.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Document original signé par

Glenn Stannard, O.O.M.
Président

Pièces jointes (2)

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