Décision de tenir une audience d’intérêt public (CPPM 2024-051)

Le 18 juillet 2025

Aperçu

1. J’ai décidé de faire tenir une audience d’intérêt public pour traiter de cette plainte.

2. Le 21 novembre 2024, M. Goulet, le plaignant, a déposé une plainte pour inconduite auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM). Cette plainte concerne la conduite de membres non identifiés de la police militaire qui ont participé à un exercice de tireurs actifs sur une base des Forces canadiennes (FC) en novembre 2024. Au cours de l’exercice, un employé civil, qui ne participait pas à l’exercice, aurait été détenu et fouillé violemment par des membres de la police militaire. Le plaignant est le représentant syndical de l’employé et a déposé la plainte en son nom.

3. Considérant la gravité des allégations, les enjeux potentiels de nature systémique en cause et l’intérêt du public, la tenue d’une audience d’intérêt public est justifiée.

Contexte

4. La plainte porte sur un incident qui aurait eu lieu le 12 novembre 2024 au cours d’un exercice de tireurs actifs sur une base des Forces canadiennes. L’exercice impliquait à la fois des membres de la police militaire et des policiers du service de police civil local.

5. Le matin de l’exercice, l’employé terminait un travail de peinture. Selon la plainte, 3 ou 4 policiers militaires auraient pointé leurs armes sur l'employé alors qu’il quittait la salle de peinture. L’employé avait été informé de l’exercice, mais ne savait pas à quelle heure il aurait lieu et n’y participait pas. L’un des policiers militaires lui aurait ordonné de lever les bras, puis de s’allonger sur le sol et l’aurait traîné en tirant sur l’habit de peintre et le chandail qu’il portait. La force utilisée par le policier militaire aurait déchiré ses vêtements. Ce même policier militaire lui aurait ensuite demandé de se coucher sur le ventre, puis sur le dos, et aurait fouillé ses poches, retirant son portefeuille et quelques papiers personnels, qu’il aurait jetés par terre. Le policier militaire l’aurait interrogé, lui demandant s’il était au courant de la tenue de l’exercice et ce qu’il faisait sur la base. Il lui aurait également ordonné d’enlever ses bottes.

6. Le plaignant rapporte que l’employé explique que tout s’est passé si rapidement qu’il a commencé à penser qu’il ne s’agissait pas d’un simple exercice, mais d’un incident grave sur la base, et qu’il était le principal suspect. Le policier militaire aurait utilisé un langage « très agressif » à son égard, bien qu’il n’ait jamais tenté de résister à la fouille ou à la détention. Avant de lui ordonner de quitter les lieux, ce même policier militaire aurait contacté d’autres policiers à l’extérieur, leur disant qu’un « employé noir » s’en allait, qu’il ne représentait aucun danger et qu’il venait d’être fouillé. L’employé affirme avoir passé le reste de l’exercice à l’extérieur, alors que la température avoisinait les 1°C. Il ne portait que son habit de peintre et son chandail, déchirés par le policier militaire.

7. Le 21 novembre 2024, le plaignant, représentant syndical, a déposé une plainte auprès de la CPPM au nom de l’employé civil. L’employé se dit choqué d’avoir été humilié et maltraité, et aujourd’hui encore, dit avoir envie de pleurer lorsqu’il pense à cet incident. Il a même honte d’en parler à sa famille et à ses amis. L’incident a eu un impact négatif sur lui. Ce dernier fait partie d’un groupe vulnérabilisé et a été à nouveau traumatisé par l’incident. L’employé souligne ne jamais s’être imaginé pouvoir vivre une telle situation dans un établissement de la défense nationale et que les agissements du policier militaire lui ont rappelé certains actes barbares qu’il a vécus au Rwanda en 1994.

8. Finalement, le plaignant indique que l’employé a dû s’absenter du travail à la suite de l’incident et qu’il est demeuré en arrêt de travail pendant une période de deux mois. Il précise également qu’un autre employé affecté par ces évènements est toujours en arrêt de travail.

Demande de renseignements au GPFC et décision préliminaire sur la compétence de la CPPM

9. Le 27 novembre 2024, j’ai envoyé une lettre au Grand Prévôt des Forces canadiennes (GPFC) qui était alors en fonction pour l’aviser de la plainte et lui demander des renseignements supplémentaires concernant l’exercice et l’incident allégué. J’ai expliqué que la CPPM examinait sa compétence et la possibilité de lancer une enquête d’intérêt public sur l’affaire qui contiennent des allégations graves à l’encontre de la police militaire.

10. Le 29 novembre 2024, le GPFC a répondu en demandant que la plainte lui soit transférée.

11. Le 3 décembre 2024, j’ai réitéré ma demande de renseignements, soulignant encore une fois que la CPPM examinait sa compétence. J’ai aussi demandé au GPFC de répondre à la demande de renseignement faite le 27 novembre 2024 ou de motiver son refus, le cas échéant, au plus tard le 16 décembre 2024.

12. Le 6 décembre 2024, le GPFC a encore une fois demandé une copie de la plainte et refusé de communiquer les renseignements demandés par la CPPM.

13. Le 24 décembre 2024, sur la base des informations disponibles, j’ai rendu une décision préliminaire sur la compétence de la CPPM dans laquelle j’estime que la CPPM a compétence pour réviser cette plainte. Les motifs sont expliqués plus loin dans cette décision.

14. À la suite de cette décision préliminaire sur la compétence, la plainte a été transférée au GPFC en application du paragraphe 250.26(1) de la Loi sur la défense nationale (LDN).

Traitement de la plainte par le GPFC

15. Le 30 janvier 2025, le Grand Prévôt adjoint des Forces canadiennes a communiqué sa décision finale concernant cette plainte dans laquelle il indique qu’il a déterminé que la plainte ne porte pas sur une conduite visée par la partie IV de la LDN. Plus précisément, il indique que la « formation » est exclue de la définition de fonctions de nature policière déterminée par le Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militairesNote de bas de page 1 sans toutefois motiver sa décision comme l’exige pourtant l’arrêt VavilovNote de bas de page 2.

16. Finalement, le Grand Prévôt adjoint des Forces canadiennes indique dans sa lettre que le bureau de normes professionnelles a lancé une enquête en vertu du Code de déontologie de la police militaire, un processus interne à la police militaire, et que le plaignant sera tenu informé.

17. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour Suprême du Canada précise que :

Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir publicNote de bas de page 3.

18. Or, dans sa décision, le Grand Prévôt adjoint des Forces canadiennes n’explique pas son raisonnement voulant que l’exercice en question se rapporte à de la formation, ne s’appuie pas sur la considération des faits spécifiques à la plainte et n’aborde pas les points soulevés dans ma décision du 24 décembre 2024 sur la compétence de la CPPM comme l’exige le droit. J’estime que le Grand Prévôt adjoint des Forces canadiennes n’a pas motivé sa décision.

Demande d’examen à la CPPM

19. Le 24 février 2025, insatisfait du traitement de sa plainte par le GPFC et de la décision de s’en tenir à une enquête interne à la police militaire, le plaignant a demandé à la CPPM un examen de sa plainte en application de la partie IV de la LDNNote de bas de page 4. Cette partie prévoit qu’un plaignant insatisfait de la décision du GPFC peut renvoyer sa plainte à la CPPM pour examen. Le 5 mars 2025, la CPPM a transmis un avis d’examen et une demande de divulgation au GPFC.

20. En réponse à l’avis d’examen, la nouvelle GPFC, entrée en fonction le 10 décembre 2024, a transmis le 9 mai 2025 une lettre à la CPPM indiquant qu’il ne peut y avoir d’examen en vertu de la partie IV de la LDN puisque la plainte ne porte pas sur une conduite qui peut faire l’objet d’une plainte pour inconduite en application de cette partie IV de la LDN. Dans sa lettre, la GPFC réitère sa position selon laquelle il n’y a aucune ambiguïté que la formation est exclue des fonctions de nature policière et m’avise qu’aucun renseignement ne sera fourni à la CPPM relativement à cette plainte. Encore une fois, cette conclusion n’est pas étayée par des motifs.

21. Je ne puis souscrire à la conclusion de la GPFC et je tiens à revenir sur certains éléments de la question de la compétence de la CPPM. J’estime que la précision relative à la « formation » n’est pas sans ambiguïté et qu’il convient d’examiner le sens de celle-ci dans le Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires.

22. Si les faits rapportés par le plaignant sont avérés, j’estime que l’exercice en cause n’est pas de la « formation » au sens du paragraphe 2(2) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires. J’estime aussi que même en admettant qu’un exercice militaire puisse être de la formation, la conduite alléguée, c’est-à-dire une détention et une fouille violente, ne se rapporte pas à de la « formation ». Il est pertinent d’analyser la conduite du point de vue de l’employé, ce dernier aurait été détenu au sens de l’article 9 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte), formation ou pas. Ainsi, la plainte relève de la compétence de la CPPM. En prenant cette position quant à la compétence de la CPPM, je ne fais aucune conclusion sur le bien-fondé de la plainte.

Considérations supplémentaires portant sur la compétence de la CPPM

Interprétation

23. Les tribunaux ont reconnu qu’une disposition législative est interprétée selon le « principe moderne » d’interprétation législative. Selon ce principe, « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »Note de bas de page 5. En d’autres mots, l’interprétation d’une disposition législative doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet.

Libellé des dispositions pertinentes

24. Le paragraphe 250.18(1) de la LDN prévoit que quiconque peut déposer une plainte portant sur la conduite d’un policier militaire dans l’exercice de ses fonctions de nature policière. Ce paragraphe prévoit que le sens de « fonctions de nature policière » est déterminé par règlement du gouverneur en conseil :

250.18 (1) quiconque — y compris un officier ou militaire du rang — peut, dans le cadre de la présente section, déposer une plainte portant sur la conduite d’un policier militaire dans l’exercice des fonctions de nature policière qui sont déterminées par règlement du gouverneur en conseil pour l’application du présent article.

25. L’article 2 du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires définit ainsi l’expression « fonctions de nature policière » :

26. Cet article 2 reconnaît le double rôle que jouent les policiers militaires au sein des FC : leur rôle de policiers, qui exige une indépendance par rapport à la chaîne de commandement et une responsabilisation accrue; ainsi que leur rôle de soldats, qui les assujettit au pouvoir général et aux pratiques établies des FC. Le paragraphe 2(1) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires dresse la liste des activités qui constituent des fonctions de nature policière aux fins d’application du paragraphe 250.18(1) de la LDN. Le paragraphe 2(2) précise quant à lui que certaines fonctions exercées par un policier militaire dans son rôle de soldat ne sont pas visées par ce paragraphe 2(1).

27. Selon la description des évènements, les policiers militaires ont détenu et fouillé l’employé. Conformément à l’alinéa 2(1)i) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires, « arrêter ou détenir des personnes » est bel et bien une fonction de nature policière. Il reste à examiner la question à savoir si le fait que cette fonction de nature policière ait été exercée dans le cadre d’un exercice a pour effet de changer cette détermination.

Contexte des dispositions

28. La CPPM a été créée à la suite des recommandations du rapport de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie à titre de mesures correctives à la suite de cas d’inconduite des FC en SomalieNote de bas de page 6. Parallèlement, le Comité consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire s’est également penché sur le travail de la police militaireNote de bas de page 7. Le rôle des policiers militaires à la fois en tant que soldats et officiers de police étaient notamment un des points de réflexion. Encore aujourd’hui, la police militaire est un service de police au sein des FC, mais elle participe aussi à des opérations militaires aux côtés des troupes régulières. Il était devenu cependant évident que l’exercice des fonctions de nature policière devait être indépendant de la chaîne de commandement militaire.

29. La CPPM a été créée dans le cadre de la réforme de la LDN afin de permettre « une plus grande transparence et responsabilisation de la police militaire et de la chaîne de commandement en ce qui a trait aux enquêtes de la police militaire »Note de bas de page 8. Elle a pour mission de « promouvoir et assurer chez la police militaire l’application des normes déontologiques les plus élevées, dissuader l’ingérence dans les enquêtes de la police militaire et accroitre la confiance du public envers la police militaire »Note de bas de page 9.

30. Le contexte des dispositions en cause est important pour comprendre l’intention du législateur. Comme le législateur a délégué au gouverneur en conseil le pouvoir de déterminer les « fonctions de nature policière », je dois examiner les principes qui guident l’interprétation des règlements.

31. En ce qui concerne les règlements d’application, leur texte dépend de la loi habilitante, de son libellé et de son objet. Les règlements sont normalement pris pour compléter et mettre en œuvre le régime législatif et ce dernier constitue donc le contexte dans lequel les règlements doivent être lus.

Objet des dispositions

32. L’objet de la partie IV de la LDN, c'est-à-dire d'assurer la surveillance de la police militaire, est réalisé au moyen d’un examen civil indépendant des plaintes, en dehors de la chaîne de commandement. L’objet de l’article 2 du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires, conjointement avec les dispositions de la partie IV de la LDN, est d’établir la compétence de la CPPM en matière de plaintes concernant la conduite des policiers militaires en leur qualité de policiers militaires (plutôt que de membres des FC, de façon plus générale).

33. L’objet du paragraphe 2(2) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires est de clarifier ou de réaffirmer ce qui est déjà établi au paragraphe 2(1) pour lever toute ambiguïté possible. C’est donc dire que même sans ce paragraphe 2(2), la formation des policiers militaires ne serait pas comprise dans les fonctions de nature policière. Par exemple, on ne dirait pas qu’un policier militaire qui pratique des manœuvres de premiers soins sur un autre participant dans le cadre d’une formation de premiers soins prête assistance au public. C’est le même raisonnement pour la simulation d’une arrestation, d’une détention ou d’une fouille dans le cadre d’une formation à l’École de la police militaire des Forces canadiennes, il ne s’agit pas réellement d’une arrestation, d’une détention, ni d’une fouille.

34. Dans le même ordre d’idées, la conduite d’une enquête couverte à l’alinéa 2(1)(a) implique des éléments relatifs à l’administration (paragraphe 2(2)). C’est le cas par exemple des actions prises pour documenter les étapes d’une enquête. Pour autant, cela ne permet pas de conclure que ces actes administratifs ne sont pas des fonctions de nature policière. Ainsi, en lisant de manière harmonieuse les deux sous-sections du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires, il est clair que la disposition établit que les tâches administratives accomplies dans le cadre d’une enquête sont des fonctions de nature policière qui font partie des responsabilités de l’enquêteur.

Les gestes allégués sont des fonctions de nature policière et non des fonctions se rapportant à la formation

35. L’application des principes pertinents d’interprétation législative étaye la conclusion selon laquelle la précision concernant la formation au paragraphe 2(2) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires n’a pas pour objet d’écarter du régime de surveillance de la police militaire l’exercice de fonctions de nature policière dans le cadre d’un exercice comme celui décrit dans la plainte.

36. En effet, une disposition de précision comme celle prévue au paragraphe 2(2) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires a pour objet de clarifier ou de réaffirmer l’intention du législateur relativement au paragraphe 2(1) qui le précède et non d’exclure arbitrairement l’exercice de certaines fonctions de nature policière dans certaines situations.

37. La formation est distincte d’un exercice. La formation s’acquiert habituellement dans le cadre d’un processus d'apprentissage organisé et institutionnalisé et vise à enseigner aux membres des FC les compétences de bases nécessaires pour leurs rôles. L’exercice quant à lui est une activité pratique visant à améliorer ou consolider des compétences. Il peut s’agir d’une simulation de situation de tireur actif comme dans l’affaire qui nous occupe. Des simulations d’intervention policière se tiennent normalement à l’intérieur d’un cadre défini, de limites précises et impliquent des personnes qui ont donné leur accord pour y participer.

38. Dans le cas qui nous occupe, je ne peux conclure que les policiers militaires ont agi dans le cadre d’un processus d'apprentissage de compétences de base. Premièrement, parce qu’il est allégué que bien que l’employé ne participait pas à la simulation, il aurait été violemment détenu et fouillé par les policiers militaires. Il est également allégué que les policiers militaires ont continué de fouiller et maltraiter l’employé même se celui-ci ne résistait pas à la détention et à la fouille et tentait d’expliquer aux policiers militaires qu’il ne participait pas à l’exercice.

39. Puis, selon les renseignements disponibles, l’exercice s’est déroulé conjointement avec un service de police civil local et tout indique que les policiers militaires étaient en uniforme de policier militaire et portaient leur arme de service au moment de l’exercice. Aussi, selon la preuve au dossier, les policiers militaires ont utilisé leurs voitures de fonction lors de l’exercice. Finalement, du point de vue de l’employé, il s’agissait réellement d’une détention et d’une fouille.

40. Un autre point que je dois considérer lors de l’interprétation d’un règlement d’application comme le Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires est qu’il existe une présomption de validité du règlement qui favorise une interprétation qui le réconcilie avec sa loi habilitanteNote de bas de page 10.

41. Or, dans le cas qui nous occupe, l’objet de la partie IV de la LDN est d'assurer la surveillance de la police militaire afin de renforcer la transparence et la responsabilité de la police militaire en enquêtant sur les plaintes pour inconduite ou ingérence. Dans ce contexte, il serait incohérent d’en arriver à la conclusion que l’intention du législateur était d’exclure du processus de traitement des plaintes, une inconduite impliquant des policiers militaires en uniforme qui détiennent violemment une personne non-participante en marge d’un exercice comme dans la présente affaire.

42. Les organismes de surveillance jouent un rôle important dans l’examen de la conduite des policiers qui touchent directement le public même dans le cadre d’entraînement. En 2023, la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC (CCETP) s’est penchée sur une plainte (23-060) concernant un incident ayant eu lieu alors qu’un membre de la GRC entraînait son chien d’assistance policière. Le chien d’un passant s’était battu avec un des chiens d’assistance policière. Le membre de la GRC avait alors fait feu sur le chien du passant, blessant ainsi l’animal. L’enquête interne de la GRC avait déterminé que le membre de la GRC n’avait pas agi de manière inappropriée et n’avait enfreint aucune politique ou procédure de la GRC. Suivant l’examen de la décision de la GRC, la CCETP a déterminé que le membre de la GRC n’avait pas agi de manière déraisonnable, mais elle a émis des recommandations à la GRC, notamment la mise en place de politiques et procédures concernant ce type d’interventions ainsi que des séances de formation. Cette décision démontre la pertinence d’une révision indépendante.

43. La nature de l’incident en cause et la fonction exercée doivent être prises en compte par l’organisme de surveillance dans l’exercice de son mandat. L’Unité des enquêtes spéciales de l’Ontario enquête sur les incidents mettant en cause des agents de police en service. Celle-ci a aussi juridiction si l’agent a participé à la détention ou à l’arrestation d’une personne ou a autrement exercé les pouvoirs d’un agent de police ou si l’incident mettait en cause de l’équipement ou d’autres biens délivrés à l’agent dans le cadre de ses fonctions, même si l’agent était en période de reposNote de bas de page 11. Cet exemple démontre que même dans une situation où un policier n’aurait pas été en service, la nature de la fonction qu’il exerce serait prise en considération pour l’examen de sa conduite.

44. Dans le cas qui nous occupe, même en acceptant que l’exercice était en fait de la formation, la conduite reprochée, une détention et une fouille violente, ne se rapportent pas à de la formation qu’auraient reçue les policiers militaires ce jour-là.

45. En effet, le libellé du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires précise que les fonctions « qui se rapportent à l’administration ou à la formation, ou aux opérations d’ordre militaire qui découlent de coutumes ou pratiques militaires établies… » (mon souligné) ne sont pas des fonctions de nature policière.

46. Or, la conduite reprochée, soit une détention et une fouille violente, ne sont pas des fonctions « qui se rapportent » à de la formation puisque ces fonctions sont énumérées au paragraphe 2(1) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires comme étant des fonctions de nature policière.

47. Une conduite « qui se rapporte » à de la formation serait, par exemple, un policier militaire qui refuse de participer à une formation, ou émet des propos inappropriés lors d’une formation, et dans ce cas, en effet, la CPPM n’aurait pas la compétence pour examiner une telle conduite.

48. Plus pertinent encore, du point de vue de l’employé, selon les critères établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 RCS 353, celui-ci a été détenu au sens de l’article 9 de la Charte. Il croyait qu’il ne pouvait pas refuser d’obéir au policier militaire et pensait être impliqué dans une situation réelle où il était le principal suspect. Il n’a jamais donné son consentement pour participer à un exercice et ignorait que l’intervention dont il était l’objet faisait partie d’une simulation. Cette absence de consentement et de connaissance de la nature de l’événement a placé l’employé dans une position distincte de celle d’un acteur ou d’un étudiant participant à un exercice de formation qui sait que l’interaction est simulée et peut choisir de se retirer à tout moment.

49. Ainsi, la question centrale est de savoir si l’employé a été arrêté ou détenu au sens juridique. En considérant les faits allégués et la jurisprudence pertinente, notamment l’arrêt Grant, il apparaît qu’il a bel et bien été détenu. Selon moi cela est suffisant pour établir que la conduite des policiers militaires est visée par l’alinéa 2(1)(i) du Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires et que ceux-ci exerçaient des fonctions de nature policière. Le fait que l’incident ait eu lieu dans le contexte d’une formation ne remet pas en cause la nature réelle de la détention. La Charte ne prévoit pas d’exception permettant aux policiers de violer les droits et libertés des citoyens lors d’exercices militaires.

50. Finalement, l’interprétation voulant que de détenir et de fouiller violemment une personne non consentante dans le cadre d’un exercice ne soit pas une fonction de nature policière irait à l’encontre de l’esprit même du système mis en place par le Parlement pour assurer la surveillance de la conduite de la police militaire au moyen d’un examen civil indépendant des plaintes. Ainsi, à mon avis, la plainte relève de la compétence de la CPPM.

51. Encore une fois, en prenant cette position quant à la compétence, je ne fais aucune conclusion sur le bien-fondé de la plainte.

Considérations pertinentes pour la détermination de l’audience d’intérêt public

52. En vertu du paragraphe 250.38(1) de la LDN, j’ai un vaste pouvoir discrétionnaire pour décider si la CPPM devrait tenir une audience d’intérêt public. La LDN précise que :

250.38 (1) S’il l’estime préférable dans l’intérêt public, le président peut, à tout moment en cours d’examen d’une plainte pour inconduite ou d’une plainte pour ingérence, faire tenir une enquête par la Commission et, si les circonstances le justifient, convoquer une audience pour enquêter sur cette plainte.

53. La CPPM a identifié plusieurs facteurs pertinents pour décider de la tenue d’enquêtes ou d’audiences d’intérêt public relativement aux plaintes, notamment :

54. Ces facteurs ne sont pas tous en cause dans tous les cas. Ceux qui le sont pour cette plainte sont examinés ci-dessous, établissant les motifs de ma décision.

55. Étant donné le refus du GPFC de divulguer les renseignements relatifs à cette affaire, ces motifs se basent sur la preuve au dossier, soit la plainte et les renseignements fournis par le plaignant et l’employé.

La conduite alléguée est grave

56. Les allégations contenues dans cette plainte sont sérieuses. Si elles s’avèrent fondées, elles pourraient constituer un manquement grave en ce qui a trait à la conduite de policiers en lien avec des droits fondamentaux. En effet, toute personne est protégée contre une détention arbitraire et certains droits découlent des arrestations ou détentions en vertu des articles 9 et 10 de la Charte. L’article 8, quant à lui, protège contre les fouilles abusives. De plus, les allégations portent non seulement sur ces éléments, mais aussi sur l’usage excessif de la force et la tenue de propos agressifs, ce qui soulève des préoccupations quant au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la CharteNote de bas de page 12.

57. Parallèlement, le préjudice allégué est aussi à considérer. L’employé allègue avoir vécu une expérience humiliante et subi de mauvais traitements qui lui ont causé un traumatisme important dont il subit encore les contrecoups aujourd'hui.

58. Considérant la nature des allégations et le préjudice allégué, j’estime que la gravité des allégations est un facteur qui milite en faveur de la tenue d’une audience publique.

Les questions soulevées pourraient être de nature systématique

59. Les allégations du plaignant pourraient soulever certains enjeux de nature systémique, notamment la brutalité policière et le profilage racial. Ces allégations soulèvent des préoccupations sérieuses sur les comportements allégués des policiers militaires en ce qui a trait à l’usage de la force contre le public, et plus particulièrement contre les personnes noires.

60. Au Canada, il existe des préoccupations spécifiques liées à la discrimination et au profilage racial par les services de police qui ont été abordées par les tribunauxNote de bas de page 13. Plusieurs rapports portent sur le sujet, dont celui de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse au Québec dans lequel la Commission soulève des préoccupations sérieuses concernant l'usage disproportionné de la force par la police contre les personnes racisées, en particulier les personnes noiresNote de bas de page 14.

61. Malgré la vigilance des services de police, des situations marquées par le profilage racial, qu'elles soient réelles ou perçues, peuvent survenir et compromettre la légitimité de certaines interventions impliquant un groupe ou un individu.

62. Une audience d’intérêt public permettra de mettre la lumière sur des enjeux qui sont plus larges que ceux touchant l’employé et les personnes visées par cette affaire. Les éléments qui ressortiront de l’audience et de la décision pourraient être pertinents pour la police militaire au-delà de cette plainte. Les possibles questions de nature systémique soulevées dans cette plainte militent donc en faveur d’une audience d’intérêt public.

La plainte est d’intérêt public

63. Il est dans l’intérêt public d’examiner les préoccupations soulevées dans la plainte dans un forum public plus large en raison de la gravité des allégations relatives au traitement par la police militaire des individus appréhendés lors d’arrestation et de détention. Il serait donc plus bénéfique, efficace et approprié d’enquêter sur cette affaire dans le cadre d’une audience d’intérêt public plutôt que du processus plus privé généralement utilisé pour examiner les plaintes pour inconduite.

64. La simulation du tireur actif qui a eu lieu le 12 novembre a attiré l’attention des médias, notamment dans un article de La Presse Canadienne du 25 février 2025. L’incident a également été couvert par Radio-Canada et a fait l’objet d’un reportage télévisé. Le reportage rapporte notamment que le ministère de la Défense nationale a reconnu la gravité de l’évènement.

65. Enfin, le plaignant a rapporté que d’autres employés avaient été affectés par la conduite de l’exercice. Les articles de presse mentionnent également que d’autres individus ont été troublés par l’évènement. La tenue d’une audience publique est le seul forum qui permettra à toute personne, notamment celles qui pourraient s’estimer concernées par les incidents de novembre 2024 de suivre l’évolution de la plainte et son dénouement de manière transparente, voire de se faire entendre si elles le désirent.

66. L’intérêt du public milite en faveur de la tenue d’une audience d’intérêt public.

Décision

67. Pour ces raisons, je désigne cette plainte pour inconduite, CPPM 2024-051, comme une audience d’intérêt public de la CPPM. L’audience se tiendra principalement en mode virtuel et sera accessible au public.

68. Malgré de nombreuses demandes, la CPPM n’a pas encore reçu du GPFC la divulgation des renseignements et des documents pertinents. L’audience d’intérêt public ne commencera pas tant que la CPPM n’aura pas reçu et examiné ces renseignements et documents, après quoi nous pourrons également identifier et notifier les membres de la police militaire concernés.

69. En décidant de faire tenir une audience d’intérêt public, je décide également que le rapport final dans cette affaire sera rendu public, sous réserve de la nécessité de protéger les renseignements personnels particulièrement délicats.

SIGNÉE à Ottawa, Ontario, ce 18e jour de juillet 2025.

Document original signé par :

Me Tammy Tremblay, MSM, CD, LL.M.
Présidente

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